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La situation indiquée dans la lettre du 2 juillet est dessinée plus nettement dans celle du 14, où le président annonce qu'après avoir soupé de nouveau au château de Meudon, il a eu une longue conversation avec Mme de Rochefort.

« Nous avons raisonné, dit-il, de toutes ses affaires, des terreurs de d'Ussé, de leurs fondements. J'ai fait de la morale très-sévère, et d'elle-même elle m'a dit qu'elle avait eu tort de laisser trop durer une fantaisie, et de ne l'avoir pas dit d'abord à la personne intéressée. On ne peut être plus vraie qu'elle l'est, ni plus candide. J'ai parlé sur cela comme Ruyter aurait parlé d'une aventure arrivée sur la rivière de Seine en se souvenant de ses combats sur mer, car ce n'est, à dire vrai qu'une aventure d'eau douce, et il n'y a pas de matière à douter. J'ai parlé aussi des langues étrangères (c'est-à-dire de l'abbé de Sade): on m'a dit de bout en bout tout ce qui en était. Pour de celui-là (l'abbé de Sade), le grand chat (le frère aîné, M. de Forcalquier) s'en est avisé, tant il est fin. C'est une ressource très-grande à la campagne on s'en amuse, on s'en moque, et, comme je crois vous l'avoir mandé, il est le chevalier de votre minet 1. »

De ces lettres du président Hénault, il résulterait que Mme de Rochefort aurait été en juillet 1742 engagée de cœur avec le marquis d'Ussé, que celui-ci s'inquiétait des assiduités de l'abbé de Sade, trèssuspect de galanterie, et qui, sous prétexte d'apprendre l'italien à la jeune dame, aurait manifesté pour elle des sentiments qu'elle se reproche d'avoir un peu encouragės; le frère de la dame, M. de Forcal

1. C'est-à-dire il remplace le chevalier de Brancas dans ses fonctions de maître d'italien.

quier, s'en est avisé, tandis qu'il ne connaît pas, à ce qu'il semble, l'attachement plus sérieux qui existe entre elle et d'Ussé. Il est visible que le président Hénault, tout en se comparant assez plaisamment à Ruyter par allusion aux tempêtes qui avaient agitė sa liaison avec Mme du Deffand, n'attache aucune importance au léger commerce de coquetterie entre Mme de Rochefort et l'abbé de Sade, dont s'inquiétait son ami d'Ussé; mais jusqu'à quel point celui-ci avait-il le droit de se montrer inquiet? Si nous nous en rapportions aux réflexions que fait Mme du Deffand sur les confidences que lui transmet son ami, quoique ces réflexions ne soient pas encore d'une précision absolue, nous pourrions croire qu'il existait à cette époque entre d'Ussé et Mme de Rochefort une liaison de même nature que la sienne avec le président Hénault. Cependant, avant d'admettre cette donnée, acceptée un peu légèrement dans un ouvrage récent, il faut voir si elle n'est pas contrariée plus ou moins par d'autres témoignages. Disons d'abord le peu que nous savons du marquis d'Ussé. Il était non pas gendre, comme on l'a écrit, mais petit-fils de Vauban par sa mère Jeanne-Françoise Le Prestre de Vauban, mariée en

1. Nous voulons parler d'une notice détaillée sur Mme du Deffand et sa société, placée en tête d'une réimpression du recueil de 1809 et du recueil des lettres à Walpole. L'auteur de cette notice, M. de Lescure, rencontrant sur son chemin le fait relatif à Mme de Rochefort et au marquis d'Ussé, a naturellement tranché la question dans le sens indiqué par les mœurs du dix-huitième siècle, mais on comprend que nous éprouvions le besoin d'y regarder de plus près.

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janvier 1691 à Louis Bernin de Valentinay, receveur général des finances de Tours, et dont la terre d'Ussé avait été érigée en marquisat en 1700. Celui-ci fut un des patrons de Voltaire, qui dans sa jeunesse le consulte sur ses vers et le visite au château d'Ussé. Il paraît que lui-même, tout en s'occupant avec passion de chimie, versifiait aussi de son côté; il envoie en 1734 à Voltaire et à Mme du Châtelet une épître, et Voltaire répond: « Mme du Châtelet a cru d'abord que l'épître était de monsieur votre fils, au feu brillant qui règne dans vos vers. Ce fils est précisément celui qui nous intéresse, Louis-Sébastien Bernin. Il aurait été, suivant La Chesnaye des Bois, marié en novembre 1718 à une demoiselle de Carvoisin. Peut-être était-il veuf en 1742, car dans les lettres de cette date, où le président Hénault parle si souvent de lui, il n'est jamais. question d'une marquise d'Ussé. Ce qui est certain d'après les lettres de Mme du Deffand et de la duchesse de Choiseul, c'est qu'il mourut en 1772, ou non marié, ou veuf et sans enfants. S'il était veuf en 1742, ne peut-on pas supposer qu'entre la veuve du comte de Rochefort, alors âgée de vingt-six ans, et d'Ussé, qui avait quarante-sept ans, il y aurait eu un projet de mariage que des causes à nous inconnues empêchèrent de s'accomplir 1? Tout ce que les amis de d'Ussé

1. Mme du Deffand dit dans une de ses lettres que d'Ussé était du même âge qu'elle; mais je vois dans l'annonce de sa mort, faite par la Gazette de France en 1772, qu'il était âgé de soixante-dix-sept ans. Il avait donc deux ans de plus que Mme du Deffand, et par conséquent

nous disent de lui donne l'idée d'un galant homme apte à faire un bon mari, quoiqu'un peu bizarre, plutôt que d'un séducteur dangereux.

« D'Ussé est un homme d'esprit, dit Hénault, d'une humeur charmante, aussi distrait que le Ménalque de La Bruyère, la bonté même; il a une plaisante idée de lui il s'imagine n'avoir été créé que pour les autres; il aurait eu du talent pour la guerre; le meilleur comédien que j'aie vu dans ce que nous appelons troupe bourgeoise, s'il avait eu plus de mémoire. » Ajoutons que, dans toutes ces comédies de société, d'Ussé joue invariablement le rôle des pères nobles, des Gérontes plus ou moins ridicules. Il faut remarquer aussi que le président Hénault, rédigeant ses souvenirs dans sa vieillesse, en 1762, et plaçant dans la même page d'Ussé et Mme de Rochefort, ne dit plus mot de cette affaire de cœur dont il parlait à Mme du Deffand vingt ans auparavant. S'il y avait eu autrefois entre les deux personnes qu'il associe dans ses souvenirs un arrangement à la manière du xvIIIe siècle, pourquoi dans cet ouvrage, écrit en toute liberté, le président n'y ferait-il pas même une légère allusion? Dira-t-on que l'arrangement a pu exister, quoique éphémère. Cette supposition ne s'accorderait guère ni avec la grande différence des âges, ni avec le caractère sérieux et solide que tous les amis de Mme de Rochefort recon

vingt et un ans de plus que Mme de Rochefort. Cette grande différence d'âge, compatible encore avec un projet de mariage, ne l'est plus autant, on en conviendra, avec l'hypothèse d'une liaison galante.

naissent en elle, et que signale notamment le président Hénault dans le portrait de jeunesse cité au début de cette étude. Ajoutons enfin un dernier argument emprunté à la correspondance inédite que nous avons sous les yeux. Le marquis d'Ussé resta jusqu'à sa mort l'ami dévoué de Mme de Rochefort; il figure dans cette société qui se réunissait autour d'elle quand elle vint en 1758, âgée par conséquent de quarante-deux ans, habiter au palais du Luxembourg un appartement donné par le roi. Le marquis de Mirabeau, qui y figure aussi à cette époque où règne le duc de Nivernois, peint d'Ussé vieux, cassé, le dos en arc, disputant sur la médecine, affirmant l'existence de six mille vérités, et souvent un peu radoteur. Quand le marquis de Mirabeau se répète dans ses lettres à Mme de Rochefort, il ajoute : « Pardon, madame, prenez que ce soit d'Ussé. Lorsque d'Ussé fut mort, en 1772, Mme du Deffand, annonçant cette nouvelle à Walpole, lui dit : « Vous rappelez-vous l'avoir vu chez le président ou chez Mme de Rochefort? C'était un vieillard de mon âge, distrait, ennuyeux, assez fou, et qui avait de l'esprit, grand partisan de Mlle de l'Espinasse. » Si l'incident qui avait occupé Mme du Deffand trente ans auparavant avait eu de l'importance, s'il en était résulté entre d'Ussé et Mme de Rochefort des rapports tant soit peu semblables à ceux du président et de Mme du Deffand, celle-ci, au moment ou elle parle de Mme de Rochefort et de d'Ussé, avec lesquels elle est brouillée, aurait-elle manqué d'écrire à Walpole

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