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LA VIEILLESSE DU DUC DE NIVERNOIS

Avant de résumer nos impressions sur cette société groupée autour de Mme de Rochefort, il convient peutêtre de ne pas quitter brusquement l'homme qui a tenu une si grande place dans son existence et de dire un mot des vicissitudes qui attendaient le duc de Nivernois après la mort de son amie. On a vu au commencement de ce travail avec quel accent de désolation il exprimait son chagrin de l'avoir perdue. Sa vie semblait en effet très-décolorée, car il avait ressenti très-fortement aussi la perte de sa première femme : à l'âge où il était parvenu, chacune de ces deux affections n'avait plus rien d'exclusif et ces deux morts si rapprochées pouvaient lui inspirer une douleur également sincère. Il avait perdu presque tous ses parents et ses amis

les plus chers. Cette société de Saint-Maur où nous l'avons vu passer de si douces heures avec Mme de Rochefort, avait disparu: Mme de Pontchartrain, Mme de Watteville, le président Roujault, M. et Mme de Maurepas n'existaient plus; la mort de Mme de Gisors, qui suivit de près celle de Mme de Nivernois, n'avait laissé au duc qu'une seule fille, Mme de Cossé très-attristée elle-même par la perte d'un fils unique. Tant de deuils étaient bien faits pour abattre un homme nerveux et maladif. Mais le duc de Nivernois appartenait à cette catégorie d'esprits vivaces et légers qui, par leur légèreté même, s'élèvent au-dessus des chocs trop violents; et il suffit de parcourir ses œuvres posthumes pour reconnaître qu'il garde jusqu'à sa dernière heure tous les goûts qui ont alimenté sa vie, le goût des beauxarts, de la société, de la conversation et des exercices de l'esprit dans tous les genres: dans le genre sérieux sans sécheresse, lorsqu'il écrit à quatre-vingts ans sa notice sur l'abbé Barthélemy, ou lorsqu'il reçoit à l'Académie française Condorcet, Maury ou Target, et dans le genre le plus leste, quand il compose de petites comédies ou de petits opéras de salon, des charades ou des madrigaux galants. On pourrait même, sans trop d'exagération, lui faire honneur d'une sorte de progrès dans les discours d'académie, en ce sens qu'il est un des premiers qui aient osé présenter ces sortes de discours comme autre chose qu'un échange de compliments imposés par l'étiquette traditionnelle. Nous avons feuilleté quelquefois des recueils de ha

rangues académiques au dix-septième et au dix-huitième siècle et nous n'avons trouvé nulle part cette opinion si nettement exprimée en 1785 par le duc de Nivernois en recevant l'abbé Maury: Les éloges académiques ne sont pas institués, dit-il, dans la vue de flatter l'amour-propre de nos nouveaux confrères; ils ont un but plus sage, une intention plus pure. L'objet de l'Académie est de justifier ses choix aux yeux du public, à qui elle doit rendre compte de ses motifs, parce qu'elle ambitionne son suffrage. » L'Académie rendant compte de ses motifs et justifiant ses choix, n'y a-t-il pas là une nuance qu'on peut dire nouvelle et qu'on doit noter dans la bouche d'un duc et pair de l'ancien régime?

En dehors de l'Académie, où il continue d'ailleurs à captiver le public par ses fables, le duc de Nivernois quoique vieux et souffrant donne encore des fêtes qui attirent l'attention des nouvellistes et dont il est parlé aussi bien dans le recueil de Bachaumont que dans la correspondance de Grimm. Mentionnons seulement une fête brillante offerte par lui, en 1788, dans sa nouvelle résidence de Saint-Ouen, au prince Henri de Prusse, frère du grand Frédéric, avec accompagnement de comédies et de chansons arrangées pour la circonstance et où figure le duc lui-même comme acteur et comme chanteur.

Ce penchant pour les divertissements mondains ne rendait pas M. de Nivernois indifférent à la gravité des circonstances politiques. Nous croyons cependant que François (de Neufchâteau) exagère un peu sa prẻ

voyance quand il le présente comme ayant eu un des premiers le sentiment des catastrophes qui se préparaient; de même qu'il dénature un peu l'opinion qu'on avait de lui lorsqu'il prétend qu'indiqué par la voix publique pour le poste de gouverneur du fils de Louis XVI, le duc aurait été éloigné de cet emploi parce que les courtisans dont les formes contrastaient avec son extrême réserve, déclarèrent qu'il était trop sévère. Les ennemis de M. de Nivernois ne lui adressèrent jamais ce genre de reproche, mais plutôt le reproche contraire, et il est beaucoup plus probable que c'est l'accusation de légèreté qui aura pu arrêter Louis XVI, si en effet il a pensé à donner le duc de Nivernois pour gouverneur à son fils.

Du reste, pour apprécier le côté faible d'un homme, il peut être utile de recourir au témoignage de ses anciens amis lorsqu'ils ne le sont plus, à la condition cependant qu'on tiendra compte de la part de malveillance qui se mêle à la déposition. - C'est une des grandes misères de la nature humaine, visible surtout dans les correspondances prolongées que cette métamorphose des sentiments les plus enthousiastes et les plus affectueux, en appréciations dénigrantes et amères chez le même homme à l'égard du même homme : à la date où nous sommes, c'est-à-dire à la veille de l'entrée du duc de Nivernois au conseil des ministres en 1787, le marquis de Mirabeau parlant de son ancien ami nous offre un exemple de ce triste phénomène. Mais il ne serait pas juste de le rendre seul responsable d'un

changement qui, si nous avions des lettres du duc de Nivernois sur l'Ami des hommes à la même date serait très-probablement aussi tranché qu'il l'est dans la citation suivante; c'est ce que prouve d'ailleurs suffisamment cette citation même :

<< Il se pourrait bien, écrit le marquis de Mirabeau à son frère, le 25 février 1787, que le Nivernois ne t'eût pas répondu, par pur esprit d'abnégation de tout ce qui n'importe pas à la sphère mobile et rétrécie qu'embrasse son amourpropre. Je ne l'ai pas vu depuis mon dernier retour de la campagne. Après la mort de sa seconde femme, qu'il honora de simagrées plus fortes que l'autre, après avoir fait son devoir en statues, devises, etc., il s'est fait une société de tenants réformés de la vieille cour. Comme je ne vais plus le soir depuis longtemps, dès l'année précédente ayant usé de mon privilége pour entrer chez lui le matin, et suivant de trop près celui qui m'annonçait, je le vis deux fois jeter ses bras en désespéré à cette importunité et puis venir à moi avec son riant de cour. Aussi, dès l'année passée, je m'en tins à me faire écrire, et, comme cela ne se rend pas, ma foi, j'ai renoncé à tous ces seigneurs postiches qui ne sont bons à rien, ains au contraire, et qui s'ennuient en attendant le bon air ou en courant après... Tant qu'il a été régi par une âme tout autrement élevée quoique ayant les faibles du sexe, j'ai pu prendre pour bon l'aloi de sa fausse monnaie, aujourd'hui je n'en veux plus. >>

Je n'en veux plus est naïf, c'est le mot du renard sur les raisins, ainsi que le montre le petit tableau d'ailleurs parlant qui représente la visite et comme cela ressort également du nom écrit à la porte qui ne se rend pas; mais on voit ici que le souvenir de Mme de Rochefort, malgré le correctif sur les faibles du sexe, est resté cher au marquis de Mirabeau.

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