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VIII

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LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET Mme DE PAILLY. LES DEUX AMIS DE SAINT-MAUR ET LES DEUX AMIS DU BIGNON.

Plusieurs des nuances que nous venons d'indiquer, pour donner une idée des rapports de Mme de Rochefort avec la famille de son ami, peuvent se reconnaître réunies dans la lettre suivante écrite par elle, de Saint-Maur au marquis de Mirabeau qui est au Bignon. Cette lettre nous met aussi en présence d'une dame dont nous n'avons pas encore parlé et dont l'intimité avec l'amie du duc de Nivernois nous fournira une induction de plus pour l'éclaircissement du petit problème moral qui nous occupe.

La comtesse de Rochefort au marquis de Mirabeau.

<< Saint-Maur, 13 juillet 1764.

>> Depuis dimanche que j'ai écrit à la chatte noire, mon cher ami, mes jours ont été biens pleins; mais cependant

votre lettre m'a fait tout autant de plaisir que s'ils avaient été vides, parce qu'on peut remplir son temps sans remplir son cœur quand on n'a pas tous les objets de son affection, et voilà le grand défaut de l'été, saison trop délicieuse sans la dispersion. Vous le pensez comme moi, malgré votre goût pour la grande culture. Je vois que vous me regrettez quelquefois; vous me le dites avec humeur, ct c'est ce qui me le persuade davantage. Pour vous rendre compte de mes amusements, quoique vous n'aimiez pas à rire des plaisirs des autres, d'abord je vous dirai que la chasse d'avant-hier a été la plus belle du monde. Nous avions Mmes de Lillebonne, de Monaco, de Fronsac, et le soleil, qui pour la première fois a paru ce jour-là dans tout son éclat. Si je n'avais pas vu tomber mort le pauvre cerf, je serais revenue très-contente; mais il m'en est resté une impression de tristesse dont ma douce amie aurait fait des convulsions, et je ne lui conseille pas de voir jamais mourir un cerf, car en vérité il n'y a rien de si touchant. Le cardinal de Bernis m'a remis le cœur, il vint dîner hier ici. Il fait plaisir à voir, il a la plénitude du bonheur, il le sent, il le dit, et cela lui sied à merveille 1. Nous eûmes aussi Drumgold 2. Nous menâmes cette compagnie au bal et au feu, qui fut charmant. La bonne Mme de Ponchartrain a pris autant de part à tout que tous les autres. Elle est fort fringante et ne touche pas du pied à terre. Aujourd'hui, Mme de Nivernois est venue dîner ici. Elle me pa

1. Le cardinal, retiré de la politique active et devenu archevêque d'Albi, se consolait de n'être plus ministre en jouissant paisiblement des énormes revenus attachés à sa dignité. Voici la réponse du marquis de Mirabeau à l'article qui le concerne ; « Il a mis bien à profit le temps de sa retraite, et son heureuse étoile a rangé sa fortune précisément dans le cadre de son caractère. Je dirai pourtant de ce bonheur-là comme de l'héroïsme d'Artaban et de Cléomédon. Cela est trop cher et les heureux à deux cent mille livres de rente pièce ne peuvent pas être nombreux. Bien est-il que je sais faire la réflexion qu'un homme qui sait être heureux avec cette fortune-là est un homme au-dessus du commun et qui la mérite.

2. Secrétaire de l'ambassade du duc de Nivernois à Londres.

raît assez bien, et, comme voilà le chaud arrivé, j'imagine qu'elle nous restera quelque temps. M. de Nivernois jusqu'à présent n'a point ici de vapeurs, quoiqu'il ait mal dormi. Pour moi, je dors comme une marmotte, et je suis la preuve du proverbe : « Qui dort dîne, » car je ne mange point et je me porte à merveille... »

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La personne qui est désignée ici sous le nom de la chatte noire ou la douce amie inspire à Mme de Rochefort l'attachement le plus tendre, quoique la situation de cette personne offre un caractère très-équivoque. C'est cette Mme de Pailly à laquelle les débats judiciaires du marquis de Mirabeau avec sa femme, et surtout l'ouvrage si distingué de M. Lucas de Montigny sur Mirabeau ont fait un mauvaise réputation qui n'est point absolument imméritée. Pourtant, il y a là encore un procès à réviser. Sans méconnaître le côté fâcheux de l'influence exercée par Mme de Pailly sur le père de Mirabeau, il faut dire que, quand cette influence devint prépondérante, la plus grande partie du mal qu'on lui attribue était déjà faite. Le marquis avait pris depuis longtemps en aversion sa femme, contre laquelle il prétendait avoir les griefs les plus sérieux. L'antipathie était plus grande encore de la part de sa mère, à laquelle il était profondément dévoué, et qui ne pouvait plus supporter sa belle-fille 1. Les deux époux se sépa

1. Il faut dire aussi, en passant, que le frère du marquis, le bailli de Mirabeau, qui parfois se prononce assez vivement contre Mme de Pailly, lout en reconnaissant qu'elle est très-séduisante, parle bien plus durement encore de la femme de son frère. Voici, par exemple, une des phra

rèrent d'abord à l'amiable en janvier 1762. La marquise alla vivre auprès de sa mère en Limousin, et, depuis cette époque jusqu'en 1776, où elle se décida à attaquer son mari devant les tribunaux et devant le public par des mémoires très-violents, toute la difficulté entre eux avait porté non pas sur une reprise de la vie commune, dont ils ne se souciaient pas plus l'un que l'autre, mais sur le règlement de leurs intérêts respectifs et sur la prétention, à la vérité exorbitante, du marquis de forcer sa femme à vivre en province et dans un lieu déterminé 1.

Les lettres de Mme de Rochefort au mari écartent presque toujours la femme, pour laquelle elle n'a aucun goût même quand les deux époux vivent encore ensemble 2. Lorsqu'une fois ils sont séparés et lorsque commence entre eux ce long débat d'intérêts qui dure quatorze ans avant d'éclater devant le public, Mme de Rochefort et le duc de Nivernois prennent vivement parti pour le mari, et tous deux s'accordent à exprimer

ses qu'il emploie assez souvent pour peindre la marquise de Mirabeau : « Sans avoir aucun des agréments de son sexe, elle en a tous les vices et ceux du nôtre. »

1. Nous dirons ailleurs comment il motivait cette prétention.

2. La mention polie qu'elle fait de la femme au moment de l'emprisonnement du mari en 1760, dans la lettre que nous avons citée page 103 est la seule de ce genre qui se rencontre dans sa corresponpondance. On a pu voir aussi à la page 106 que, si le marquis de Mirabeau veut bien à cette époque, par convenance, signaler l'extrême sollicitude que la marquise a manifestée à l'occasion de son emprisonnement, il s'exprime à ce sujet avec une froideur un peu sarcastique qui protive qu'il ne croit guère à la sincérité de sa femme.

une égale sympathie pour celle qui a remplacé ou qui doit remplacer la femme. Mme de Rochefort ne connaît Mme de Pailly que depuis février 1761, et en juillet 1762 elle écrit : « J'aime tous les jours davantage ma voisine, le commerce que j'ai avec elle me développant tous les jours de plus en plus les trésors de son cœur.» Dans cette même année, 1762, le marquis étant parti pour un long voyage dont nous reparlerons tout à l'heure, Mme de Rochefort lui écrit : « Je ne suis plus en peine de ma voisine, elle est à la campagne, elle jouit de la douceur d'être avec votre digne mère, elles se font du bien réciproquement en pensant à celui que cette idée vous doit faire. » Ainsi, par un renversement des rapports réguliers assez commun au dix-huitième siècle, la vieille et pieuse mère du marquis de Mirabeau, qui ne pouvait pas continuer à vivre sous le même toit que sa belle-fille, s'arrangeait de celle qui lui succédait, et qui venait s'établir auprès d'elle à la campagne pour la consoler de l'absence de son fils.

Dès l'année suivante, l'amitié de Mme de Rochefort pour Mme de Pailly est devenue une vraie passion. Citons seulement ce passage d'une lettre adressée par elle en juillet 1763 de Saint-Maur, où elle est avec le duc de Nivernois, à Mme de Pailly, qui se trouve au Bignon avec le marquis de Mirabeau. «Embrassez le

1. Mme de Pailly habitait à cette époque le palais du Luxembourg; chez sa sœur, qui y avait aussi un logement.

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