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VII

Mme DE ROCHEFORT ET LE DUC DE NIVER NOIS.
ROCHEFORT ET LA FAMILLE DE SON AMI.

Mme DE

Si M. de Nivernois n'a pas obtenu dans d'autres sphères le premier rang, il l'occupe incontestablement dans le salon de Mme de Rochefort, et, quoique Walpole n'ait vu ce salon qu'en passant, il ne se trompe que pour certaines nuances, à la vérité assez importantes, quand il écrit, le 2 janvier 1766, à son ami Gray : « M. de Nivernois vit dans un petit cercle d'admirateurs à sa dévotion (dependent admirers), et Mme de Rochefort qui est la grande prêtresse, a pour salaire une petite part de crédit1.» Au cas ou le mot dependent employé par Walpole impliquerait l'idée de subordination, nous montrerons plus loin que, parmi les

1. Dans une lettre du 2 décembre 1765 adressée non plus à Gray mais à Selwyn, Walpole semble sous une impression plus complète

LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET SES AMIS 131 amis de Mme de Rochefort, il en est un bon nombre qui ne sont nullement dans la dépendance du duc de Nivernois. Nous n'en pouvons pas dire autant du marquis de Mirabeau quoiqu'il soit un des plus anciens amis du duc, et assez porté par caractère à ne se subordonner à personne; il est très-visible, dans cette correspondance, qu'il a besoin de lui et qu'il le flatte souvent en utilisant son crédit au profit de ses affaires. « Pendant vingt-huit ans de la plus constante amitié, écrit-il lui-même le 13 septembre 1762, mon digne et illustre ami ne m'a pas donné une seule fois le plaisir de lui être bon à quelque chose, tandis que je l'ai toute ma vie employé à tout. » On peut même dire que la trop grande complaisance de M. de Nivernois à mettre au service du marquis de Mirabeau son influence de cour, toujours assez considérable, même aux époques de demi-disgrâce, fut très-nuisible à celui-ci. Car c'est ainsi qu'il fut conduit a se persuader que le recours à l'autorité ministérielle, c'est-à-dire à l'arbitraire, était le meilleur moyen de régler ses différends avec une partie de sa famille. D'un autre côté, cet excès de complaisance de la part du duc de Nivernois eut pour résultat, après quarante ans

ment favorable, car il dit : « Il y a une autre société dans laquelle je vis beaucoup, qui est fort à mon goût, mais très-différente de toutes celles que j'ai nommées. C'est celle de Mme de Rochefort au Luxembourg. » Dans une autre lettre, parlant encore de Mme de Rochefort sans aucune restriction, il dit : « L'amie de Mlle Pitt, Mme de Rochefort est un de mes principaux attachements, et en vérité elle est bien agréable.

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d'une liaison intime, de le brouiller avec son ami. Ce dernier en effet, avec l'égoïsme naturel à ceux qu'on a trop servis, trouva fort mauvais, lorsque son despotisme conjugal et paternel fut dénoncé au public, que l'aimable duc, toujours prudent, ne voulût pas s'exposer à partager son impopularité en s'associant trop ostensiblement à sa cause. C'est ce que le marquis de Mirabeau appelait faire la cane. Quant à Mme de Rochefort, malgré l'influence de M. de Nivernois sur ses déterminations, elle ne se croyait pas tenue d'agir en tout absolument comme lui, car le marquis déclare souvent qu'elle lui a été plus fidèle que le duc.

Il n'en est pas moins certain que l'admiration pour M. de Nivernois est à l'ordre du jour dans le salon de Mme de Rochefort. On reconnaît toutefois aisément en ce qui concerne la comtesse, que c'est non une préoccupation de crédit, mais un sentiment sincère et profond qui entretient son enthousiasme. Il s'agit maintenant de rechercher quelle est la nature de ce sentiment et de voir si, au dix-huitième siècle, à côté de l'irrégularité affichée dans les hautes classes, à côté de ces arrangements connus de tous et acceptés par tous, sous le voile très-transparent d'une liaison d'amitié, il n'y avait pas une autre catégorie d'irrégularités plus secrètes, plus délicates, se conciliant avec des devoirs, des relations, qui au premier abord semblent les exclure. Telle est la question qui se présente au sujet de Mme de Rochefort.

On se rappelle le mot de Walpole, qui la qualifie l'amie décente » du duc de Nivernois. Entend-il par là qu'il n'y a jamais eu entre eux que de l'amitié ? Cela n'est guère probable, puisque, après avoir dit qu'il ne faut pas croire les nouvellistes, il ajoute immédiatement que le caractère distinctif des liaisons d'amour est de se déguiser en amitié, et il cite ensuite une phrase fort usitée alors dans la haute société française, qui traduit brutalement ces rapports de prétendue amitié par un emploi disgracieux du verbe avoir. Nous avons déjà fait remarquer qu'à l'époque où Walpole parle ainsi, M. de Nivernois et Mme de Rochefort ont tous deux cinquante ans; mais nous ne pouvons pas oublier qu'ils se sont connus très-jeunes, qu'ils ont vécu dès l'âge de vingt ans dans la même société, et qu'après une liaison qui paraît s'établir sur le pied de l'intimité, surtout à partir du retour de l'ambassade de Rome vers 1752, et qui dure ainsi jusqu'au 10 mars 1782, date de la mort de la duchesse de Nivernois, les deux amis, âgés tous deux de soixante-six ans, se marient le 14 octobre 1782, c'est-à dire si précipitamment qu'ils ne laissent pas même écouler le temps voulu pour le deuil de la défunte duchesse.

François (de Neufchâteau), qui, dans un éloge académique, n'était pas tenu de chercher la stricte vérité, nous dit à ce sujet qu'après la mort de sa femme le duc de Nivernois épousa une de ses parentes à lui, Mme de Rochefort, l'amie et la société de MTM de Nivernois pendant quarante ans. Il semble

dire qu'il l'épousa parce qu'elle était l'amie de sa première femme. Cela n'est exact qu'à moitié, il l'épousa principalement parce qu'elle était son amie à lui; mais le fait des bons rapports entre la femme et l'amie qui devait la remplacer est confirmé par la correspondance intime que nous avons entre les mains. Il ne l'est néanmoins qu'avec des nuances assez curieuses pour valoir la peine d'être indiquées. L'étude de ces nuances nous fournira l'occasion d'esquisser des caractères et des situations qui appartiennent à l'ancienne société française et qui ne se retrouveraient peut-être exactement plus les mêmes dans la société où nous vivons.

Cette correspondance qui embrasse une période de dix-sept ans depuis 1757, jusqu'à la fin de 1774, ne contient pas une ligne qui nous permette de nous prononcer directement et avec certitude sur la nature de la liaison de Mme de Rochefort et du duc de Nivernois. Ce que dit Walpole de la rigoureuse prohibition du dictionnaire de l'amour se trouve ici parfaitement vérifié. Mme de Rochefort fait en quelque sorte partie de la famille de son ami. Cependant, la gradation de ses sentiments pour chacun des membres de cette famille est très-visible. Le premier objet de son affection, celui duquel elle parle sans cesse, c'est d'abord et avant tout le duc de Nivernois. Ce qu'il pense, ce qu'il fait, ce qu'il dit, le détail des accidents journaliers de sa frêle santé, de ses maux de nerfs et de ses vapeurs, voilà ce qui occupe continuellement

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