Page images
PDF
EPUB

On ne sera peut-être pas fâché de savoir ce que le marquis de Mirabeau pense de la Nouvelle Héloïse et de Rousseau, qu'il ne connaît point encore personnellement, mais avec lequel il aura plus tard une sorte de liaison passagère dont nous parlerons ailleurs.

Le marquis de Mirabeau à la comtesse de Rochefort.

« Le Bignon, 13 février 1761.

» Où avez-vous pris, s'il vous plaît, mon front sévère ou mon sourire dédaigneux, madame la comtesse? J'aime les romans par goût, et je les lis tous jusqu'à la lie, quand par malheur ils me tombent sous la main. La vie est un songe, j'aime l'histoire, qui n'est autre chose que le roman de ce songe, et, histoire pour histoire, le songe fait à plaisir me paraît plus arrondi que l'autre... Depuis que, étant bien jeune, la lecture de l'Odyssée me fit donner un âne de onze écus à une pauvre femme qui me dit que cela ferait son bien-être, je sentis que la lecture d'un bon livre pouvait nous rendre bien meilleurs. Je mis dès lors à la tête d'iceux dans mon opinion ceux qui me feraient cet effet-là, et j'avoue que les romans anglais sont en ce sens ceux qui ont eu chez moi la préférence. Sans la vie que je mène et la maudite verve qui m'a mené, j'aurais, par exemple, fait mon manuel de Grandisson. Cette verve elle-même dont je parle, croyez, madame, et sur mon honneur, je ne veux point vous en imposer, que le cœur y a plus de part que l'esprit. J'aime le peuple, j'aime les hommes, je sais combien ils seraient plus aimables s'ils étaient heureux; j'ai vu les moyens simples de les rendre tels. Ce n'est pas dans une capitale peuplée de vampires, ce n'est pas dans le pays de leurs bourreaux que j'ai compté me faire payer de mon zèle en ce genre; mais c'était l'usage du cœur et sa satisfaction que je recherchais dans mon travail.

» Après cette exposition de mes sentiments sur la lecture, vous jugerez aisément que celle d'un roman de la main du

seul écrivain de profession que je connaisse estimable de notre temps ne peut être qu'un objet de curiosité et de devoir pour moi; mais je vous étonnerai, madame, quand je vous dirai que je l'ai, ce roman, et que j'en commençais le quatrième volume quand le faix de mon courrier du mercredi est arrivé. J'en suis demeuré là, et j'en ai assez vu pour pouvoir penser qu'on ne peut le juger que quand on est au bout. - Déjà plus d'une fois je l'ai vu m'enlever ma propre critique bien complète dans la lettre postérieure à celle que j'avais censurée. Comme roman, il ne vaut certainement pas les anglais. Je le défie, d'ailleurs, de sauver jamais l'indécence de son frontispice. Un tableau qui vous présente d'abord une saleté, et, en s'approchant, un anachorète qui se donne la discipline, n'en est pas moins une chose dangereuse. Je sais, je sens tout le fautif de ma comparaison; mais je persiste à dire que l'amour de cet excellent homme pour le singulier l'a égaré dans sa fable, et que, aidé ensuite de son avidité naturelle pour la vertu, il lui a trop fait présumer des forces et du courage du lecteur à le suivre. Vous le dirai-je ? moi, pauvre pécheur, à la vérité, mais qui sais faire d'aussi grandes enjambées qu'un autre dans le pays des vertus d'imagination, quand je les ai vus chez Wolmar, où je les ai laissés tous trois, je n'avais pas plus d'envie de les aller joindre que je n'en avais d'aller converser aux Champs-Élysées que Servandoni nous montrait il y a vingt ans 1. Au reste, cet homme a un génie vaste, un esprit fécond. Il s'exprime avec moins de pureté, mais avec autant d'énergie que vous, madame. Il a, d'ailleurs, une dignité d'âme et une pureté de cœur qui nous fait honte à tous, et, s'il fût d'abord tombé en meilleures mains que celles de nos beaux esprits modernes, je me ferais honneur d'être son collègue dans les soins relatifs à la dénomination que le hasard m'a procurée et dont l'aveu public m'a honoré. »

1. Allusion à une grande décoration mythologique inventée par l'architecte Servandoni en 1739, à l'occasion du mariage d'Élisabeth de France avec l'Infant d'Espagne.

Nous aimerions à avoir l'opinion motivée de Mme de Rochefort sur la Nouvelle Héloïse en regard de celle de l'Ami des hommes; malheureusement, la maladie empêcha la comtesse de donner son avis dans cette correspondance. « Si j'avais la tête plus forte, je vous répondrais, écrit-elle à son ami, par une belle dissertation, car ce livre m'a fait beaucoup penser, et j'aimerais à vous entretenir de mes pensées; mais il faut vous avouer que je suis tombée dans la stupidité, et mes médecins me disent qu'il faut choyer ce joli état pour rétablir le calme dans mes nerfs. » L'exil du marquis de Mirabeau ne fut pas, du reste, beaucoup plus long que son emprisonnement. Au bout de deux mois, il obtint la permission de revenir à Paris.

Nous le quitterons ici pour quelque temps, afin de nous occuper d'un autre personnage qui a tenu (on a déjà pu s'en apercevoir) une plus grande place que lui dans le cœur et dans la vie de Mme de Rochefort.

VI

LE DUC DE NIVERNOIS,

SA VIE ET SES OUVRAGES.

INSTRUCTION SUR L'ÉTAT DE COURTISAN.

La destinée du duc de Nivernois offre une intéressante leçon de modestie aux personnages purement officiels, c'est-à-dire à ceux qui empruntent toute leur importance aux titres et fonctions dont ils sont revêtus. Cet arrière-petit-neveu de Mazarin naquit duc et pair de France, grand d'Espagne et prince du saintempire. Il fut trois fois ambassadeur, il fut ministre d'État; et cependant, s'il n'eût été que cela, il ne serait pas plus question de lui que s'il n'avait jamais existé; il resterait confondu dans la foule obscure des ambassadeurs et des ministres d'État dont l'histoire ne prononce pas même les noms. Cela est si vrai, qu'on pourrait citer tel historien notable de nos jours qui, exposant le traité de paix de 1763 entre la France et

l'Angleterre, n'a pas même daigné mentionner le duc de Nivernois, à qui ce traité donna tant de peine et fit écrire tant de dépêches aussi remarquables que celles de tout autre habile diplomate. Ce dédain peut paraître injuste, mais l'histoire politique ne s'occupe guère que des premiers rôles, tout ce qui reste au second rang ne compte pas. Il ne faut donc point, surtout aux époques où les premiers rôles sont très-rares, où les comparses abondent, et des comparses souvent pris au hasard plutôt que choisis dans le pêle-mêle des révolutions, il ne faut point que les hommes officiels s'exagèrent leur vitalité. S'ils tiennent un peu à se survivre, s'ils ont un peu d'esprit et quelque instruction, ils feront bien de chercher, comme le duc de Nivernois, des éléments de durée pour leur nom, en dehors du prestige éphémère d'un ruban en écharpe et d'un habit brodé.

L'histoire littéraire est moins exclusive que sa grave sœur. On peut dire d'elle, comme il est écrit dans l'Évangile, qu'il y a plusieurs demeures dans sa maison. Elle a non-seulement des premières et des secondes, mais elle a même des troisièmes places, et, si l'historien de la politique peut passer sous silence le négociateur de 1763, il serait impossible de tracer un tableau un peu complet de la littérature française au dix-huitième siècle sans accorder une part d'attention à cette gracieuse figure de grand seigneur si sincèrement amoureux des plaisirs de l'esprit, des jouissances de l'imagination et des arts, capable non-seulement de cultiver

« PreviousContinue »