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1720 de vendre sa charge. Ces Larlan de Kercadio ne paraissent appartenir ni aux anciens Rochefort-Rieux de Bretagne, ni aux Rohan-Rochefort ni à la famille du maréchal de ce nom sous Louis XIV, car il s'appelait d'Aloigny. Du reste, ce nom de Rochefort se rencontre au dix-buitième siècle porté par un assez grand nombre de personnes plus ou moins distinguées, originaires de provinces très-diverses et qui n'ont entre elles aucun lien de parenté. Il ne faut donc pas confondre la comtesse de Rochefort-Brancas, dont il s'agit ici, avec cette comtesse de Rochefort dont il est souvent question dans la correspondance de Voltaire, qui était liée avec d'Alembert, et que le patriarche de Ferney appelle en 1770 Mme dix-neuf ans. Notre comtesse de Rochefort était de beaucoup l'aînée de celle-là.

Est-ce par inclination que Mlle de Brancas épousa ce gentilhomme breton âgé de dix-huit ans et demi? Cela paraît fort douteux, car, dans les lettres assez nombreuses que nous avons d'elle, et qui appartiennent, il est vrai, à la dernière moitié de sa vie, il n'y a pas le plus léger souvenir de son mari. Était-ce un mariage d'intérêt que le marquis de Brancas, commandant de la province de Bretagne, mais plus riche de ses places que de sa fortune personnelle, avait arrangé pour sa fille? S'il en est ainsi, ce calcul ne réussit guère, puisque Mme de Rochefort, restée bientôt veuve et sans enfants, fut un instant assez pauvre pour que le marquis de Mirabeau lui écrive bien longtemps après, en 1764, faisant allusion à une période de sa

jeunesse Je vous ai ouï dire qu'un jour ou qu'une année où vous n'aviez que deux mille livres de rente, vous riiez ni plus ni moins. » Nous n'avons pas pu déterminer au juste à quelle date Mme de Rochefort perdit son mari. L'énorme journal de cour que l'on vient de publier en dix-sept volumes sous le titre de Mémoires du duc de Luynes, ce journal qui continue Dangeau pour le règne de Louis XV, nous apprend que le jeune comte de Rochefort existait encore deux ans et demi après sonmariage, en octobre 1738, car il y est question de lui à l'occasion d'un fait qui met en relief la bonne grâce de sa femme.

Me de Rochefort, remplaçant sa mère malade, avait accompagné et même devancé son père, qui se rendait à Rennes pour présider l'assemblée des états de Bretagne comme commandant de la province. Les dames de Rennes ne voulurent pas accorder à la fille du commandant l'honneur de la première visite, qui, suivant elles, n'était dû qu'à sa femme, « d'autant, dit le duc de Luynes, que le mari de Mme de Rochefort est Breton, et qu'en qualité de membre des états il ne lui est point dû d'honneurs ». Pour éviter l'embarras d'un conflit, elles partirent toutes pour la campagne; mais Mme de Rochefort, au lieu de se fâcher, prit sur elle, en l'absence de son père, de passer à la porte de toutes ces dames. Cette attention de sa part, dit le duc de Luynes, réussit au mieux; toutes revinrent chez elles avec empressement. On envoya même à Mme de Rochefort une députation du parlement en consé

quence d'une délibération où il fut dit que c'était contre la règle ordinaire et par considération personnelle. Ce fut un évêque qui porta la parole. Le succès de la jeune femme alla plus loin encore, car, à la clôture des états, contrairement à toutes les règles, qui voulaient, d'après le duc de Luynes, qu'on ne votât de gratification qu'à la femme du commandant et non à sa fille, et que le don ne dépassât jamais 10,000 livres, il fut voté d'enthousiasme 12,000 livres de gratification à Mme de Rochefort . N'a-t-on pas là une victorieuse démonstration de l'extrême amabilité qui distinguait la comtesse dès l'âge de vingt-deux ans? Toujours est-il qu'à partir de cette année 1738 le duc de Luynes, qui parle d'elle assez souvent, ne dit mot de son mari; nous allons voir d'autres contemporains qui vantent l'agrément des réunions de l'hôtel de Brancas et le charme de Mme de Rochefort, garder le même silence absolu sur le mari, d'où nous sommes porté à conclure que c'est vers cette époque, de 1739 à 1741, que la jeune femme devint veuve.

Elle commença par tenir la maison de son père, où l'on recevait beaucoup, et dont les réceptions devinrent plus brillantes encore lorsque son frère aîné, le comte Forcalquier, eut épousé, le 6 mars 1742, la jeune et riche veuve du marquis d'Antin, « On ne peut pas être plus jolie, dit à cette occasion le duc de Luynes, que l'est Mme de Forcalquier; elle est petite, mais fort

1. Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV, t. II, p. 263 et 282.

bien faite, un beau teint, un visage rond, de grands yeux, un très beau regard, et tous les mouvements de son visage l'embellissent. » C'est cette belle-sœur de Mme de Rochefort, redevenue veuve en 1753, dont il est question souvent dans la correspondance de Mme du Deffand, qui l'appelle la bellissima, quelquefois aussi la bétissima, car, tout en la fréquentant beaucoup, elle ne la ménage pas plus que ses autres amies. L'intimité de Mme de Rochefort avec sa belle-sœur ne paraît pas avoir survécu à l'existence de son frère.

Durant ces dix années et surtout dans la période qui précède la mort de son père (1750), Mme de Rochefort vécut d'une existence animée dont la trace se retrouve tout à la fois et dans nos documents particuliers et dans les témoignages contemporains. Nous avons d'abord celui de Montesquieu, écrivant à Duclos, un des habitués de l'hôtel de Brancas, à la date du 15 août 1748, ce passage significatif : « Les soirées de l'hôtel de Brancas reviennent toujours à ma pensée, et ces soupers qui n'en avaient pas le titre, et où nous nous crevions. Dites, je vous prie, à Mme de Rochefort et à M. et Mme de Forcalquier d'avoir quelques bontés pour un homme qui les adore. Vous devriez bien me procurer quelques-unes de ces badineries charmantes de M. de Forcalquier que nous voyions quelquefois à Paris, et qui sortaient de son esprit comme un éclair. »

Plusieurs lettres écrites par le président Hénault à une date antérieure, en 1742, et qui ont été publiées pour la première fois en 1809, contiennent d'assez

nombreux détails sur les Brancas, sur Mme de Rochefort et sur leur société, qui se réunit alors non plus à Paris, mais au château de Meudon. Le maréchal y était installé pendant l'été avec sa famille dans un appartement qui lui avait été donné par le roi. Le président Hénault, foncièrement épicurien, quoiqu'il n'aimât point à être célébré par Voltaire pour ses soupers autant que pour sa chronologie, ne s'arrange pas aussi facilement que Montesquieu du cuisinier du maréchal; mais, si la table, suivant lui, laisse à désirer, la société de Meudon lui plaît fort, les deux petites femmes, c'est ainsi qu'il nomme Mme de Rochefort et Mme de Forcalquier, ne contribuent pas peu à l'attirer; la gaieté douce et fine de la première l'aide à subir joyeusement les inégalités, les fantaisies et les espiègleries de la seconde, dont un des passe-temps favoris consiste, par exemple, dans la fête des chapeaux, ce qui veut dire que cette belle dame attend les visiteurs sur la terrasse du château, s'amuse à prendre tous leurs chapeaux et à les faire voler, dit Hénault, de la terrasse en bas, d'environ cinq cents toises.

Avec le président Hénault, on voit figurer dans les réunions de Meudon son ami, le marquis d'Ussé, duquel nous aurons à reparler tout à l'heure, l'abbé de Sade, abbé très-mondain, si l'on en juge par les lettres que lui adresse Voltaire, mais homme aimable et instruit à qui l'on doit un travail estimé sur Pėtrarque, et qu'il faut bien se garder de confondre avec

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