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LA COMTESSE

DE ROCHEFORT

ET SES AMIS

Dans une lettre souvent citée, écrite en 1766 à son ami le poëte Gray, Horace Walpole passe en revue les femmes les plus considérables de la société parisienne, et, après avoir parlé successivement de Mmes Geoffrin, du Deffand, de Mirepoix, de Boufflers, arrivant à Mme de Rochefort, il nous la présente ainsi :

Mme de Rochefort diffère de tout le reste. Son jugement est juste et délicat, avec une finesse d'esprit qui est le résultat de la réflexion; ses manières sont douces et féminines, et, quoique savante, elie n'affiche aucune prétention. Elle est l'amie décente (decent friend) de M. de Nivernois, car vous ne devez pas croire un mot de ce qu'on lit dans leurs nouvelles ; il faut ici la plus grande curiosité ou la plus grande habitude pour découvrir la plus légère liaison entre les personnes de

sexe différent, aucune familiarité n'est permise que sous le voile de l'amitié, et le dictionnaire de l'amour est aussi prohibé que semblerait l'être à première vue son rituel. Walpole soulève ici une question délicate, sur laquelle nous reviendrons dans le cours de cette étude; contentons-nous pour le moment de faire remarquer qu'à l'époque où il écrivait ces réflexions à propos de Mme de Rochefort, celle ci était âgée de cinquante ans, et que le duc de Nivernois avait exactement le même âge.

Le président Hénault nous a laissé de son côté deux portraits de Mme de Rochefort. L'un date de la jeunesse de cette aimable femme, et, quoiqu'il soit un peu long, il mérite d'être cité presque tout entier.`

<< Pour commencer par la figure de Mme la comtesse de Rochefort, dit le président, elle n'a rien de frappant ni qui surprenne, mais elle acquiert à être regardée; c'est l'image du matin, où le soleil ne se lève point encore, et où l'on aperçoit confusément mille objets agréables. Quand elle parle, son visage s'éclaire; quand elle s'anime, sa physionomie se déclare; quand elle rit, tout devient vivant en elle, et on finit par aimer à la regarder, comme on se plaît à parcourir un paysage où rien n'attache séparément, mais dont la composition entière est le charme des yeux.

» On ne comprend pas comment, en arrivant dans le monde, Mme la comtesse de Rochefort a pu connaître si tôt et ses usages et les hommes qui l'habitent; tout a l'air en elle de la réminiscence; elle n'apprend point, elle se souvient, et tout ce qui la rend malgré cela si agréable aux autres, c'est que sa jeunesse est toujours à côté de sa raison; elle n'a l'air sensé que par ce qu'elle dit, et jamais par le ton qu'elle y donne; elle juge comme une autre personne de son

âge danse ou chante; elle ne met pas plus de façon à raisonner qu'à se coiffer; aussi est-elle aussi naturelle dans ses expressions que dans sa parure; la coquetterie est un défaut qu'elle n'aura pas de mérite à vaincre, elle ne la connaît pas plus que la recherche des pensées et le tour maniéré des expressions.

>> Quelque indiscrétion qu'il y ait à oser prononcer sur le caractère des jeunes femmes, on peut quasi promettre à Mme la comtesse de Rochefort de n'être jamais malheureuse par les passions folles et inconsidérées. Si jamais un homme parvenait à lui plaire, j'ose l'assurer qu'il n'aura à craindre ni orages, ni écueils; son âme est aussi constante que décidée. Ce qui doit le plus surprendre en elle, c'est la fermeté de son caractère; ses résolutions sont promptes et justes; l'expérience en fait d'esprit naît ordinairement de la comparaison qui prépare et qui assure nos jugements, elle a su se passer de tous ces secours présentés aux âmes ordinaires ; elle jugera sûrement du premier ouvrage, tout comme elle a pris des partis sensés dans des affaires où, toute jeune qu'elle est, elle s'est trouvée obligée de se décider par son seul conseil. »

A ce portrait, il faut joindre une esquisse du même peintre représentant le même modèle à un âge plus

avancé.

<< Mme de Rochefort, dit le président dans ses Mémoires récemment publiés, est digné de l'amour et de l'estime de tous les honnêtes gens... Les grâces de sa personne ont passé dans son esprit, elle a fait des amis de toutes ses connaissances. Je ne sais si elle a des défauts. Il ne lui manquait que d'être riche, mais elle vivait honnêtement avec un trèsmédiocre revenu. Elle s'avisa de nous donner un jour à souper, nous essayâmes sa cuisinière, et je me souviens que je mandai alors qu'il n'y avait de différence entre cette cuisinière et la Brinvilliers que l'intention. »

L'homme qui a tenu la plus grande place dans la

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vie de Mme de Rochefort et de qui l'on disait qu'il avait été quarante ans son ami et quarante jours son mari, le duc de Nivernois nous a laissé également deux portraits d'elle. Le premier est celui d'une très-jeune femme, on lui donne généralement la date de 1741, et il est en vers.

Sensible avec délicatesse
Et discrète sans fausseté,
Elle sait joindre la finesse
A l'aimable naïveté ;

Sans caprice, humeur ni folie,

Elle est jeune, vive et jolie;

Elle respecte la raison,

Elle déteste l'imposture,

Trois syllabes forment son nom 2
Et les trois grâces sa figure.

Quarante-cinq ans après la date de ce portrait, quand il eut perdu son amie, devenue sa seconde femme, le duc de Nivernois réunissait quelques opuscules d'elle en un petit volume imprimé en 1784, et y ajoutait une courte et touchante préface, adressée aux amis de la défunte, qui représente cette intéressante personne sous un autre aspect. « J'ai rassemblé, dit le duc, ces opuscules bien dignes d'être conservés cómme des monuments précieux. Hélas! c'est tout ce qui reste de la femme la plus parfaite qui ait jamais vécu. Je vous dédie ce recueil, à vous ses excellents amis, qui la

1 Mme de Rochefort mourut mariée en secondes noces au duc de Nivernois; mais, comme elle ne porta ce nom que très-peu de jours, du 14 octobre au 5 décembre 1782, nous lui laissons le nom sous lequel elle a été connue au dix-huitième siècle.

2 Mme de Rochefort s'appelait Thérèse de son nom de baptême.

pleurez presque autant que moi. Vous y trouverez à chaque ligne l'empreinte de son cœur, de son esprit, de ce caractère adorable et toujours égal qui faisait le charme de sa société et qui a fait pendant tant d'années le bonheur de ma vie. Vous ne lirez pas une seule page sans attendrissement, vous mêlerez encore vos larmes aux miennes. Je vous en remercie ; c'est la seule espèce de consolation que votre amitié puisse me donner. »

Il semble qu'une femme qui a inspiré des attachemens si vifs et si durables, dont le nom se rencontre souvent dans les mémoires et les correspondances du dix-huitième siècle, et qui, dans des conditions de fortune assez modestes, a été le centre d'une société choisie, il semble qu'une telle femme devrait être aussi connue que les autres dames notables de l'époque où elle a vécu, et cependant il n'en est rien. Les quelques citations que nous venons de faire représentent à peu près tout ce que l'on sait sur la comtesse de Rochefort. Le recueil des pensées et opuscules sortis de sa plume, imprimé en 1784 pour ses amis seulement par le duc de Nivernois, fut tiré à un si petit nombre d'exemplaires, qu'il est devenu excessivement rare, on ne le trouve même pas à la Bibliothèque impériale, et il nous a été plus facile de nous procurer le manuscrit qui a servi à l'impression du livre que le livre lui-même. Dans

'Nous devons la communication de ce manuscrit à la gracieuse obligeance de Mme la duchesse de Noailles, arrière petite-fille du duc de Nivernois. Il est intitulé Opuscules de divers genres, par Mme la comtesse de Rochefort, depuis duchesse de Nivernois

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