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sit continuellement '. A la vérité, ce progrès ne continua pas, au delà du XIVe siècle, avec autant de rapidité et d'étendue qu'on pourrait le présumer. Le mouvement d'amélioration et d'affranchissement de la population agricole fut ralenti par diverses causes 2. Un fait que nous tenons à enregistrer, c'est qu'au XIVe siècle il n'y avait plus de serfs proprement dits dans le petit empire de Gruyère 3.

9

Voyez Guérard, Cartul. de St.-Père de Chartres, p. XXXIV, § 26.

Guizot, Histoire moderne, 38o leçon, vers la fin. V. ci-dessus, p. 221. 3 Les Extentes d'une partie de la Gruyère, savoir : 1o du Maulmont jusqu'au torrent dit Flendru; 2o de Rossinière, Cuve et Ennez (sic), de l'an 1276, indiquent environ 170 personnes (c'est-à-dire chefs de famille ou de ménage) sans désignation particulière. Ce sont des tenanciers ou censitaires qui ont (tenent) des tenures (tenementa et adbergamenta), dont ils payent un cens annuel en argent. Les Extentes du Vanel, de l'an 1312, présentent environ 80 homines talliabiles iurati, et plus de 50 homines liberi domini iurati, sur une population de 160 personnes; le reste se compose d'une douzaine de homines liberi domini et de quelques homines liberi iurati. Dans un rôle incomplet du XIVe siècle, on remarque, sur une population d'environ 160 personnes, près de 50 homines liberi domini iurati, dont 15 à la Villa d'OEx, et 70 talliabiles domini, dans le même village. Le rôle du Vanel, de 1324, porte une population d'environ 174 personnes, parmi lesquelles figurent 18 homines liberi, 52 homines liberi domini, quelques homines liberi domini iurati, 64 affranchis, affranchesiati, et 22 affranchis jurés ou jurats, affranchesiati iurati, ou iurati affranchesiati; on n'y voit pas un homme taillable. Ces divers rôles-censiers, malheureusement en trop petit nombre, prouvent qu'au XIVe siècle la condition des personnes, dans le comté de Gruyère, s'était beaucoup améliorée.

VII.

Des Prudhommes.

I.

La question des Prudhommes, intéressante en elle-même, acquiert une nouvelle importance par les débats qu'elle a fait naître. Elle mérite d'être discutée de nouveau et traitée à fond. J'essaierai de la résoudre pour cet effet, je devrai entrer dans plusieurs détails.

Le mot prudhomme, qui nous est venu de probus homo1, est synonyme de bonus homo et de bonus vir, comme on le verra dans le cours de cette discussion.

Tel érudit a cru voir dans les boni ou probi homines, c'est-à-dire dans les prudhommes du moyen-âge, des traces soit des rachinburgi ou rachimburgi de la Loi salique, soit des scabini, ou scavini, c'est-à-dire des juges, iudices, institués par Charlemagne; tel autre en a fait des magistrats municipaux.

Les écrivains qui prennent les bons hommes pour des magistrats des anciens municipes, sont forcés de dire ou de supposer que l'expression boni homines correspond à celle de senatores et s'applique aux sénateurs gallo-romains. Il convient donc de déterminer le sens du mot bonus et de ses équivalents honestus et probus, qui, conservés sous la

1 Voir ci-après.

domination franke, ont passé avec leur signification primitive dans le régime féodal, et servi à désigner une même classe de personnes, une même condition sociale.

Les Romains donnaient la qualification de boni et d'honesti aux hommes nés libres, et plus particulièrement aux affranchis, pour les distinguer: 1o des esclaves qui, n'ayant pas la puissance d'eux-mêmes, n'avaient pas de droits; 2o des ingénus, ingenui, liberi, soit des hommes libres de race ou d'origine, dont il différaient principalement en ce qu'ils demeuraient dans un rapport de dépendance envers leur patron, qui était leur ancien maître'.

La qualification de boni et d'honesti assignait aux affran

1 Dans ce passage de Cicéron, in Verrem, act. 2, 1, 47: « P. Trebonius (eques) viros bonos et honestos complures fecit heredes; in his fecit suum libertum », les bons et honnêtes hommes sont tout simplement des affranchis, libertini, et non des hommes utiles à la République et dévoués à l'aristocratie, comme Zumpt l'a pensé. Cicéron dit que le chevalier Trébonius avait fait héritiers, par testament, plusieurs affranchis, entre autres celui dont il était le patron, suum libertum.

Dans un autre endroit (Tuscul. L, V, 20), Cicéron dit du roi Denys l'Ancien qu'il était né « bonis parentibus atque honesto loco», c'est-à-dire de parents libres et de bonne maison, mais non pas de race noble, comme le prétendent les commentateurs. Cicéron réfute en passant une opinion contraire à la sienne, <«<et si id quidem alius alio modo tradidit » -, apparemment celle de Démosthène (adv. Lept. edit. Reisk. I, p. 506, 21), répétée par Diodore de Sicile (L. XII, 96), qui faisait Denys fils d'un greffier, un homme de basse condition.

De même, l'expression de honeste natus, dont Suétone s'est servi dans la Vie d'Auguste, ch. 43, en parlant d'un jeune Lucius, n'indique pas une origine noble, mais simplement la condition de l'homme libre, quoi qu'en disent les interprètes, qui ont eu tort d'ajouter que le mot honestus est opposé à celui de libertinus.

Grégoire de Tours, L. X, 4, a dit, dans le même sens, d'une femme née libre, qu'elle était ingenua genere et de bonis orta parentibus. Les mots honestus et bonus avaient conservé leur signification propre.

chis, dans la société, la place que revendiquait pour eux leur nouvelle condition, état intermédiaire entre l'esclavage et la liberté complète. La manumission ne conférait à l'affranchi ni le titre de citoyen, civis, qui seul était appelé liber, ni les prérogatives attachées à ce nom1.

A Rome, les secrétaires privés, par exemple, les scribœ privati, étaient presque tous des esclaves, et on les traitait, en général, comme les autres personnes de leur condition 2, tandis que les secrétaires de l'Etat ou des magistrats, les scribæ publici, étaient des affranchis, des hommes estimés de quiconque savait apprécier leur mérite, et considérés en raison de l'importance de leur office, qui exigeait beaucoup de connaissances, upe fidélité à toute épreuve, la discrétion et d'autres qualités rares. C'est pourquoi Cicéron donne à la classe des greffiers publics le titre d'ordo honestus, et à ceux qui la composaient les qualifications de boni et d'honesti, malgré le préjugé qui s'attachait à leur naissance 3.

Les boni dont parle Salluste, dans le Jugurtha, ch. 85, étaient ce qu'on est convenu d'appeler des gens comme il

'Dans ce passage du Phormion de Térence, I, 2, 64-65 :

" ait illam civem esse atticam,

Bonam, bonis (parentibus) prognatam »,

bona signifie une fille bien née, issue d'une honnête famille.
Dans l'Eunuque (IV, 7, 35), Chrémès dit, en parlant de sa sœur :

eam esse dico liberam..., civem atticam ».

Il n'eût pas employé l'expression de civis en parlant d'une simple affranchie, liberta, libertina.

2

" Voyez Corn. Nepos, dans la Vie d'Eumène, ch. I, § 5.

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Cic. in Verrem, 2, 3, 79. Je me souviens d'avoir lu quelque part que le nom honestus étant devenu, à Rome, une qualification de l'affranchi, les hommes libres de race, les cives romani en furent scandalisés, et repoussèrent depuis cette épithète comme une injure.

faut, les honnêtes geus, la classe qui jouit d'une certaine considération, et dont les mœurs n'ont rien de servile.

J'ajouterai que, chez les Romains, les mots bonus et honestus étaient en quelque sorte synonymes de liberalis ‘, mot qui servait à désigner tout ce qui annonçait une personne libre et bien élevée, qui avait reçu ce qu'on appelle une éducation libérale 2.

Si des Romains nous passons aux Franks, qui leur succédèrent dans la Gaule, nous verrons que le mot bonus conserva dans son intégrité la signification qu'il avait chez les Romains. En adoptant la langue des vaincus, les conquérants germains n'altérèrent pas, en général, le sens des mots. Il est souvent question des boni homines dans

1

Cicéron, dans le Traité des devoirs (de Offic. L. I, c. 42), oppose les artes honesto aux artes serviles, c'est-à-dire les professions des hommes libres aux métiers des esclaves.

2 Citons quelques exemples: « Facie honesta » (Tér. Eun. II, 1, 24), figure distinguée, qui annonce une condition supérieure à celle de l'esclave; «Forma honesta et liberali», Id. Andr. I, 1, 96; «Honesta oratio», ibid. I, 1, 114; l'esclave n'était pas cru sur sa parole; il était censé incapable de dire la vérité, aussi n'était-il pas admis en témoignage; n'ayant pas de personnalité, il n'avait pas de droit *.« Coniugium liberale », ibid., III, 3, 29; à Rome, l'esclave ne contractait qu'un mariage imparfait, contubernium; il n'y avait pas de nuptiæ, par conséquent pas de coniugium liberale pour l'esclave. -« «Neque boni neque liberalis functus est officium viri.» Id. Adelph. II, 4, 18.—Je ne multiplierai pas les exemples. Un seul, peut-être, eût suffi, savoir le passage de l'Andrienne, I, 1, 10-11, où le vieillard Simon dit à son affranchi:

41 Feci ex servo ut esses liberlus mihi
Propterea quod servibas liberaliter.»

L'opinion publique, à Rome, d'accord avec la loi, ne supposait à l'es

clave aucune des qualités qui sont le privilége de l'homme.

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