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sans grande fortune, de chercher ailleurs un logis plus modeste. Tout concourait à l'appeler au faubourg SaintGermain: son père, le vieux marquis de Hautefort avait son hôtel rue Saint-Dominique; sa belle-sœur, Jeanne de Schomberg, duchesse de Liancourt, qu'elle aimait tendrement et voyait beaucoup, s'installait justement en 1659, rue de Seine, à quelques pas de la rue de Buci; enfin, avant son mariage, de 1643 à 1646, Marie de Hautefort, ayant quitté le monde, avait choisi pour demeure la maison des religieuses établies à Saint-Germain-des-Prés et avait fait à leur couvent, en 1644, donation d'une rente perpétuelle. Il n'est donc pas téméraire de penser qu'elle eut le dessein de faire de la maison de la Croix blanche son habitation personnelle.

Cependant, si la duchesse de Schomberg se fixa rue de Buci en 1659, ce ne fut pas pour longtemps. En effet, on voit sur une quittance d'une partie de son prix d'acquisition, en date du 9 juin 1662, qu'elle y indique sa demeure: rue des Fontaines, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. On sait, d'autre part, qu'à la fin de sa vie, elle se retiral dans le couvent de la Magdeleine, rue de Charonne, où elle mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, le 1er avril 1691.

N'ayant pas eu d'enfants, sa fortune passa à ses neveux et nièces. La propriété de la rue de Buci échut à MarieAngélique de Hautefort née en 1659, qui épousa en 1700 César-Phœbus marquis de Bonneval, maître de camp, chevalier de Saint-Louis. Ils eurent une fille qu'ils marièrent en 1720 au marquis de Castries, et, par contrat de mariage du 26 avril, lui donnèrent en dot la maison susdite qui entra ainsi dans le patrimoine de cette branche des Castries.

A cette époque l'immeuble était occupé par une hôtel

lerie qui avait supprimé l'enseigne de la Croix blanche pour la remplacer par celle de l'Hôtel impérial. Il y avait des écuries et on y louait des voitures.

Le 11 juillet 1743, un certain baron de Winsfeld y arrivait en chaise de poste, se disant chargé d'une mission urgente de la dernière importance pour M. d'Argenson. Dès le lendemain, de grand matin, il loua un carrosse pour se rendre chez plusieurs ministres, affirmat-il. Il rentra après minuit et, comme par hasard, se fit prêter douze livres par la maîtresse d'hôtel. Il oublia de les rembourser et, quelques jours après, demanda une avance de quelques louis à l'hôtelier; celui-ci, devenu méfiant, refusa. Le baron de Winsfeld s'éclipsa alors et s'en alla à l'hôtel de Hollande, rue Saint-André des Arts. La police, mise en éveil, découvrit que c'était un escroc allemand dont le vrai nom était Rheiner. Il fut envoyé à la Bastille et finalement reconduit à la frontière d'Allemagne (1).

En 1754, des annonces informaient le public que le sieur Berthier tenait à sa disposition sept carrosses de remise à l'Hôtel impérial, rue de Buci.

En 1767, un acte de donation du 21 juillet nous apprend que la propriété passe aux mains de la marquise de Castries née de Talaru de Chalmazel. Devenue veuve, elle en fait don à son frère Louis-François de Talaru, vicomte de Talaru, maître de camp de cavalerie et maître d'hôtel de la reine, à l'occasion de son mariage avec M1le Henriette-Jeanne-Élie de Becdelièvre-Cany. L'acte indique que la maison, estimée 87.000 livres, était louée à ce moment moyennant le prix de 4.350 livres.

(1) Arch. de la Bastille, pub. par M. Ravaisson, f. 15, p. 170 et s.

Nous avons vu déjà, que le vicomte de Talaru acheta en 1776, moyennant 40.600 livres la petite maison voisine portant maintenant le n° 11. Par cette acquisition, il doublait l'étendue de la façade de sa propriété sur la rue, en régularisait la forme et mettait en valeur son terrain du fond.

A la mort du vicomte, dix ans plus tard, les deux maisons ainsi réunies furent estimées 127.600 livres. Cependant, Mme de Talaru, forcée de réaliser, ne put vendre qu'au prix de 92.600 livres à Jean Susse, menuisier, qui devint propriétaire par contrat du 5 mars 1787.

Durant la Révolution, on trouve là comme locataires : un marchand de chandelles, Clérembourg, dont le successeur, Daminois, prend, en 1805, la qualité de parfumeur; un fabricant de papiers peints que nous retrouverons ailleurs; un médecin, le docteur Joubert, se disant plus tard chirurgien; un libraire-relieur, Rosat, signalé par M. Delalain en 1810 et 1813.

En l'année 1810, les héritiers de Jean Susse rachètent en justice le lot le plus important de l'immeuble, divisé de nouveau, comme autrefois, en deux parties. Ils le revendent par acte du 29 juin 1813 au sieur Lepitre.

La propriété passe ensuite, en 1823, des héritiers Lepitre à M. Delcambre; en 1837, à M. de Ringal; en 1843, à M. de Fongen; et en 1850 à M. Guindorff dont la veuve, très âgée, la possède encore.

Pendant cette période, les boutiques furent occupées : l'une, depuis 1827, par un marchand de tabac; l'autre par un distillateur, puis un pharmacien, une modiste et un marchand de beurre.

En 1847, on remarque parmi les locataires des appartements: deux avocats à la Cour royale et le peintre Alaux jeune, décorateur de talent, frère du peintre d'histoire.

A la même époque, vers 1846 ou 1847, dans un modeste logement du fond de la cour, au troisième étage, s'était formé un petit cercle d'étudiants et de jeunes artistes. Un étudiant en droit, bon musicien et futur compositeur, s'y faisait remarquer par sa verve et son esprit. C'était Laurent de Rillé qui devait plus tard présider à la création et à l'organisation d'innombrables sociétés orphéoniques et propager ainsi en France le goût de la musique. « Un soir », a-t-il raconté lui-même dans une amusante lettre publiée par l'Intermédiaire des chercheurs, << un des membres de cette minuscule société, qui avait la mauvaise habitude d'improviser des rimes dépourvues de sens sur des rythmes dépourvus d'harmonie, se mit à chanter des choses si amusantes que chacun y voulut ajouter ou changer une idée ou un mot. » Ce fut l'origine de la fameuse chanson le Sire de Framboisy qui eut un succès fou sous le second Empire et se fredonna dans toute la France pendant des années. Laurent de Rillé, toujours jeune encore aujourd'hui, nous a fait connaître les détails bouffons de cette production funambulesque qui eut, pour comble de bonheur, la chance de causer quelque émoi à la police impériale. « En réalité, » dit-il à la fin de sa spirituelle épître à l'Intermédiaire, « le Sire de Framboisy n'a gêné qu'un seul homme. Des gens dénués de bienveillance m'abordent encore quelquefois dans la rue en me disant : Nous avons entendu l'autre jour le Départ des apôtres par le Choral moderne. Ou bien : Je viens de lire votre Orgue de Cavalier : c'est tout à fait très bien. N'êtes-vous pas l'auteur du Sire de Framboisy? Alors je me souviens que j'ai une affaire très pressée, et, sans répondre un mot, je saute dans l'omnibus qui passe... » Sans nous attarder à la recherche indiscrète de

cette paternité, nous devons remercier M. Laurent de Rillé de nous avoir permis d'identifier tout au moins le lieu de naissance de la terrible chanson. C'est bien au n° 13 de la rue de Buci, comme nous l'avons dit, que se réunissait le petit cercle artistique qui a donné le jour au Sire de Framboisy.

Par une heureuse coïncidence, une jolie carte d'invitation illustrée, datée de 1899, nous révèle que dans la même maison, à cinquante-deux ans de distance, se sont réunis d'autres joyeux étudiants, « afin de s'esjouir et de s'esbaudir par moult farces,» dit l'invitation.

A côté de ces assemblées peut-être un peu tapageuses, dans ce même immeuble qui comprend plusieurs corps de bâtiments desservis par cinq escaliers différents, on trouve aussi des personnages sérieux, car on y signale la présence de la Chambre syndicale des libraires et de la Direction du Journal des Beaux-Arts.

(A suivre.)

P. FROMAGEOT.

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