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de temps en temps passer quelques jours, parfois des semaines entières, et c'est de ce lieu, nous paraît-il, qu'elle écrivit à Armand les deux billets ci-après trans

crits.

Ce vendredi, 12.

Je vous envoie, mon petit ami, un dindon et deux perdrix de Chenonceau. Je voudrais bien les aller manger avec vous, mais le temps ne le veut pas. S'il fait aussi froid dimanche, j'ai envie que vous ne veniez point ici, de peur de vous enrhumer. Faites mes compliments à toute la société : buvez à ma santé; mandez-moi si vous comptez venir dimanche et si c'est l'avis de votre ami. Je n'ai point été à Versailles et je n'en sais point encore de nouvelles.

Je compte, mon petit cher ami, que vous étudiez toujours notre musique, notre danse, notre latin, etc., et avec envie de savoir le fin de tout cela, car, sans cette envie, l'étude ennuie et n'apprend rien.

Bonjour, mon cher petit ami. De la gaieté aussi bien que de la raison, puisque l'une est presque aussi nécessaire que l'autre pour être aimable et heureux. Réjouissons-nous donc, mais ne faisons point de folies.

L. de Fontaine-Dupin.

On ne saurait traduire avec plus d'à-propos et d'une façon plus ingénieuse le desipere in loco du poète, et il semble entendre Mme de Maintenon écrivant aux dames de Saint-Cyr : « Rendez vos récréations gaies et libres, on y viendra. » L'abbé Galiani, ce philoso

phe au petit pied et en rabat qui voulait qu'on apprît avant tout aux enfants « à supporter l'injustice et à supporter l'ennui n'était pas dans le vrai. Supporter une injustice quand on ne peut pas la redresser, passe; mais supporter l'ennui, non ! C'est «< combattre >> qu'il fallait dire; car s'abandonner à cet ennemi de notre repos avec une patience muette et résignée, c'est de la faiblesse, de la pusillanimité. Lutter contre lui, c'est déjà du courage, et en triompher, cela marque une force réelle, l'empire qu'on a sur soi-même, et c'est où doivent tendre nos efforts. Mme Dupin ne recommande pas autre chose à son fils. Elle y insiste; elle y revient sans cesse, et d'autant plus que, vigilante et attentive à surveiller tous les mouvements, toutes les impressions naissantes du jeune Armand, elle croit s'être aperçue que, depuis quelque temps, il n'est plus le même. Il est toujours respectueux et tendre envers elle; mais il se montre distrait, volontaire, peu soumis à ses maîtres. Il en résulte des écarts dans sa conduite, des relâchements dans son travail, et la pauvre mère en gémit. Mais elle espère toujours le ramener par la douceur, par une gaieté aimable et décente. Aussi est-ce sur le même ton qu'elle va l'exhorter dans la lettre suivante, qui clôt la première série de sa correspondance avec lui :

Voilà du vermichelle ce qui m'en reste. Si vous l'ai

mez, je vous en ferai chercher d'autre. Votre portrait n'est point achevé, et je ne sais quand il le sera. Ainsi je ne puis vous l'envoyer. Un chat de perdu, avec lequel on n'a pas encore fait connaissance, est un petit malheur; et peut-être d'ailleurs ce chat reviendra-t-il. Amusez-vous, promenez-vous, travaillez, et tout cela bien gaiement, car il faut que la joie accompagne toutes nos occupations. On s'en rend sûr quand on ne fait rien qu'on puisse se reprocher ni qui puisse blesser personne. Cette conduite est une source de satisfaction. J'espère, mon petit ami, que ce sera la vôtre, et que je vous verrai toujours avec la joie d'une bonne conscience et avec les manières agréables qui rapprochent de nous. Les gens maussades ne sauraient avoir la disposition à la gaieté comme les gens aimables.

Bonsoir, mon petit ami. Peut-être irai-je vous voir un moment ce soir. Mes compliments à toute la maison.

L. de Fontaine-Dupin.

Quelques années se sont écoulées, et les imperfections de caractère du jeune Armand, d'abord légères, se sont accentuées. Cependant cet enfant n'est pas mal né : il y a de la sève dans cette vive intelligence; mais la force lui manque, et le fruit sèchera peut-être sur l'arbre avant de mûrir si une main puissante ne lui vient en aide. C'est donc particulièrement contre sa faiblesse qu'il faut réagir; c'est en l'encourageant, en lui donnant confiance en lui-même qu'on lui communiquera ce ressort, cette énergie dont il a besoin.

Sa mère ne s'y épargnait pas, comme on l'a vu; mais peut-être cette impulsion toute de sentiment, ces conseils du cœur plus que de l'esprit, manquaient-ils de la suite, de la fermeté nécessaire pour amener de bons résultats. Nous allons voir, au surplus, comment un philosophe qui portait dans sa tête tout un système d'éducation, va s'y prendre pour réformer notre jeune homme, qu'il fut chargé accidentellement de surveiller et de diriger dans ses études.

V

Il s'agit ici de Jean-Jacques Rousseau, qui, à cette époque, fut présenté à Mme Dupin.

Le citoyen de Genève en avait alors à peu près fini avec ses premières aventures galantes : ce qui ne veut pas dire qu'il ne fût prêt à en tenter de nouvelles à l'occasion; car jamais philosophe, ancien ou moderne, n'a eu l'imagination plus inflammable et les passions moins platoniques que cet ami de la nature. Il avait fait ce singulier voyage de Montpellier, où il s'était rendu pour consulter la faculté sur un polype imaginaire qu'il prétendait avoir au cœur, et dont, chemin faisant, une certaine Mme de Larnage avait essayé de le guérir, on sait comment. Revenu aux Charmettes, il se disposait à y reprendre cette vie heureuse et paisible

qu'il y avait déjà menée; mais il s'y trouva inopinément remplacé auprès de Mme de Warens, qui, pendant sa courte absence, lui avait donné un successeur, « un grand blondin », dont il nous a retracé si plaisamment le portrait, et dont il ne voulut pas partager la facile conquête.

Il quitta alors les Charmettes et se rendit à Lyon, puis à Paris.

Il arriva dans cette dernière ville vers la fin de 1741, << avec quinze louis d'argent comptant, dit-il, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique pour toute ressource. » Ce projet était une nouvelle méthode de noter la musique. Il croyait avoir trouvé là un moyen de faire fortune; mais l'Académie des sciences, à laquelle il soumit un mémoire ad hoc, le détrompa en déclarant que son système n'était ni neuf ni même utile. Rousseau en appela au public de ce jugement par une Dissertation sur la musique moderne; et, chose étonnante, lui si enclin à se désoler, à voir tout en noir, ne se désespéra pas trop de sa déconvenue, bien qu'il fût alors à peu près sans ressources. Il partageait son temps entre l'étude et le jeu d'échecs, s'abandonnant à une espèce d'indifférence, de léthargie, d'où vint heureusement le tirer le père Castel, auteur du clavecin oculaire. Ce brave jésuite, qui avait du monde, lui conseilla de voir les femmes, parce qu'on ne fait rien à Paris que par elles ».

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