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façon, et il y a maltraité, sinon le duc de Kingston, du moins la dame dont ce seigneur est amoureux, de façon même que ce qu'il en dit fait tort au duc, et, dans les circonstances où je me trouve, la bienséance ne me permet pas de chercher à avoir aucune liaison avec M. Pope.

III

Nous sommes en 1753, dix-sept ans se sont écoulés depuis que Mme de la Touche est en Angleterre, et, pendant la plus grande partie de cette période, personne en France n'a eu de ses nouvelles on ignore sa destinée.

Livré à ses projets de grandeur et de fortune, M. de la Touche, qui, dans l'intervalle, avait été nommé secrétaire du roi, paraissait s'accommoder du silence de sa femme, et en prendre philosophiquement son parti; mais il n'en était pas de même de son fils. Ce jeune homme avait grandi, et, à côté d'une intelligence brillante, il laissait entrevoir l'âme la plus élevée, les sentiments les plus généreux. Souvent ses regards se portaient avec tristesse sur la place restée vide au foyer de la famille; il songeait à sa mère absente, et un jour, cédant aux saintes impatiences de l'amour filial, il de

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M. Murray.

c'est l'Épître II, imitée d'Horace et adressée à

manda à son père et obtint l'autorisation d'aller la

voir en Angleterre.

Accompagné de l'abbé d'Arty, son cousin, M. de Villeneuve arrive à Londres le 6 mars 1753. Ils y apprennent par lady Hervey, une amie de leur tante Mme Dupin, que, depuis plus de deux ans, Mme de la Touche vivait au fond de l'Angleterre, dans un endroit appelé « Cottness, » à 280 milles de Londres, seule, dans la retraite la plus absolue, livrée à la dévotion, aimée et estimée de tout le monde. Aussitôt ils lui dépêchent un ami sûr pour la prévenir de leur arrivée, et partent ensuite eux-mêmes pour Cottness, où ils arrivent quelques jours après.

Mme de la Touche, suivant l'expression de son fils, faillit mourir de joie en le revoyant.

Ainsi tombe d'elle-même cette fable qui, renouvelant le drame antique d'Edipe et de Jocaste, et plus près de nous celui de Ninon de Lenclos et de son fils, prétend que le jeune de Villeneuve devint amoureux fou de sa mère, qu'ii rencontra un jour sans la connaître, etc., etc. (1).

Voilà donc le fils et la mère en présence l'un de l'autre, se serrant étroitement dans leurs bras, échangeant des baisers, des sourires mouillés de larmes, li

me

(1) Mémoires de Ma d'Epinay, édit. de M. Paul Boiteau. Charpentier, 1865, t. I, p. 277.

vrant enfin passage à toutes les effusions du cœur, à toute l'explosion de sentiments tendres longtemps comprimés. Il semblait au jeune homme que c'étaient là les premières caresses qu'il eût reçues de sa mère, bien qu'il n'eût pas désappris celles qui lui avaient été prodiguées dans son enfance —car nul ne les oublie ces saintes caresses du berceau! Quant à Mme de la Touche, cette scène d'attendrissement élevait dans son âme une joie ineffable, inconnue, où se mêlaient la reconnaissance et la fierté. C'était pour elle comme un nouveau baptême d'innocence, comme une renaissance de jeunesse et d'amour.

Elle raconta à son fils ses dégoûts, ses repentirs, ses expiations, l'abandon où l'avait laissée le duc. Depuis plusieurs années, elle avait quitté le monde pour se retirer dans ce village où son fils la retrouvait. Elle y avait vécu solitairement avec 800 livres sterling de rente viagère, ayant deux vieilles gens pour son service, et pleurant ses fautes passées.

M. de Villeneuve s'établit provisoirement auprès de sa mère, et l'abbé d'Arty repartit pour Paris, emportant une lettre de Mme de la Touche à son mari pour le remercier de lui avoir envoyé leur fils, et lui demander la permission de rentrer en France, en fixant lui-même le lieu de sa retraite. Après quelques difficultés et pressé par les instances de son fils, M. de la Touche l'autorisa à ramener sa mère, et lui désigna

Calais comme devant être le lieu de sa résidence. Mais Mme de la Touche renonça à habiter cette ville; elle préférait aller s'établir en Flandre, et dans ce but, toujours suivie de son fils, qui ne voulait pas la quitter avant de l'avoir bien installée, elle partit pour Bruxelles, où, conseillé par le duc d'Aremberg (1), qu'il voyait souvent, et par le comte de Lannoy, gouverneur de la ville (2), M. de Villeneuve loua une petite maison pour sa mère, qui vint l'occuper au mois de juin 1753.

Rappelé peu après à Paris, M. de Villeneuve retourna bientôt à Bruxelles, où Mme de la Touche était souffrante, et à laquelle les médecins avaient ordonné les eaux de Spa. En s'y rendant avec son fils, elle s'arrêta quelques jours à Aix-la-Chapelle. La société y était nombreuse et choisie; ils y virent beaucoup, entre autres personnages de marque, le prince de Hesse et la princesse de Looz. Arrivée à Spa, Mme de la Touche tombe malade; elle est atteinte d'une fluxion de poitrine; on la saigne cinq fois au pied et au bras. Tout le monde lui témoigne le plus vif intérêt, et elle

(1) Aremberg (Léopold-Philippe de Ligne, duc d'), gouverneur de Mons, grand bailli de Hainaut, général de Marie-Thérèse. Né à Mons en 1690, mort en 1754. Il était en correspondance avec Voltaire, et donna un asile et une pension à J.-B. Rousseau.

(2) J.-B. Rousseau a dédié au comte de Lannoy une de ses odes, la neuvième du livre IV.

eut surtout à se louer de l'amitié de Mer d'Aubigné, ministre de France à Liège, et de sa femme.

Au bout de six semaines, nous retrouvons Mme de la Touche à Bruxelles, très affaiblie et fatiguée. Ayant obtenu de son mari l'autorisation d'aller vivre en Champagne, à Passy, près de Dormans, chez son frère, M. de Fontaine, qui l'aimait beaucoup, elle quitta Bruxelles au milieu de l'hiver de 1755, et, après un voyage rendu très pénible par la neige et le verglas, elle arriva, accompagnée de son fils, chez M. et Mme de Fontaine (celle-ci était une demoiselle de Châteauneuf); elle y fut accueillie avec la plus grande joie.

C'était, du reste, à qui offrirait un asile agréable à Mme de la Touche. Une lutte de courtoisie, une rivalité aimable s'était établie entre ses connaissances pour savoir qui se l'attacherait par les liens de la vie commune, ou par ceux d'une simple politesse. Tantôt c'est une demoiselle de Vendeuil qui désire l'avoir chez elle, tantôt c'est un abbé de Chalemberg qui met son château à sa disposition; et toutes ces attentions délicates semblent donner la mesure de la considération qui entourait Mme de la Touche, dont les agréments et l'esprit n'avaient rien perdu avec les années. L'expérience avait répandu sur ses traits une tristesse douce et pénétrante et donné à son langage une gravité aimable qui attirait la confiance et gagnait tous

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