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vent pas; elles sont indiquées ailleurs, au livre IX des Confessions et dans les Rêveries (huitième promenade); et il y revient au livre XII et dans l'Emile. On voit, par tous ces retours sur des faits lamentables, que sa conscience ne fut jamais suffisamment tranquille, malgré tous les sophismes qu'il employa pour la rassurer. Et ce sera peut-être là sa seule excuse devant la postérité (1).

Quelque peu concluante qu'elle soit, la lettre qu'il écrivit à Mme Francueil est du moins un hommage de déférence et de respect; elle prouve combien Rousseau tenait à l'estime de cette dame, ainsi qu'à celle de la famille de M. Dupin, dont il avait cessé, depuis quelque temps, d'être le commensal sans avoir cessé d'être l'ami. C'est que les révélations rétrospectives de Thérèse lui apprenaient chaque jour à connaître davantage Mme Dupin; il savait maintenant tout ce que cette noble femme lui avait pardonné, tout ce qu'elle avait répandu de libéralités autour de lui, « les multitudes de présents qu'elle avait faits à son intention (2) », et toujours en s'enveloppant de cette pudeur charmante, de ce mystère délicat qui en doublaient le prix.

(1) Croira-t-on qu'un auteur a eu le triste courage d'entreprendre la justification de Rousseau? Vie de J.-J. Rousseau, par le comte de Barruel-Beauvert. Londres, 1789, 1 vol. in-8°, p. 378 et suivantes. (2) Confessions, liv. IX.

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Grimm - ce petit baron allemand ingrat et vaniteux, homme d'esprit plus qu'homme de cœur, qui ne laissa jamais échapper l'occasion de nuire à JeanJacques, après en avoir reçu des services, Grimm prétend que l'on congédiait le secrétaire de Mme Dupin chaque fois qu'elle réunissait à sa table ses amis les philosophes et hommes de lettres (1). C'est une calomnie.

Il n'était pas plus dans le caractère de Mme Dupin d'infliger une pareille humiliation à son secrétaire, qu'il n'était dans le caractère de Rousseau de l'accepter. Congédié une fois, il ne serait pas revenu.

Pendant son séjour chez Mme Dupin, Rousseau avait été chargé par elle de faire l'extrait des ouvrages laissés par l'abbé de Saint-Pierre, qu'elle appelait, comme nous l'avons dit, son enfant gâté, et qui était mort en 1743, à Paris, après avoir fait une grave maladie à Chenonceau. Mme Dupin avait pour sa mémoire, dit Rousseau, « un respect et une affection qui faisaient honneur à tous deux, et son amour-propre eût été flatté, ajoute-t-il, de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami (2). » Mais Rousseau ne mit pas à ce travail, dont il continua de s'occuper à l'Ermitage, la suite et la défé

(1) Correspondance littéraire, mars 1769.

(2) Confessions, liv. IX.

rence que lui commandaient à la fois les sympathies de sa bienfaitrice et le caractère de l'auteur. Il traite, en effet, ce dernier avec un sans-gêne par trop familier; l'ironie, la moquerie percent souvent dans son langage; tout en reconnaissant que cet homme de bien présente çà et là des « vues grandes et belles », il s'égaye sur son style, qui n'est pas à la hauteur de ses conceptions, et l'appelle le « vieux bonhomme », le << pauvre homme ». Mais il a suffi d'un coup d'aile de Mme Sand pour remettre Rousseau à sa place et l'abbé de Saint-Pierre à son rang.

Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à l'Histoire de ma vie (1), où, dans un langage plein d'éclat et de force, Mme Sand venge l'abbé de SaintPierre des dédains de Rousseau et fait à ce fidèle ami de Mme Dupin la part de gloire qui lui est due. Elle est bien près de le présenter comme l'initiateur, comme l'apôtre des idées nouvelles. « Il me semble, dit-elle, que ce rêveur a vu plus clair que tous ses contemporains, et qu'il était beaucoup plus près des idées révolutionnaires, constitutionnelles, saint-simoniennes, et même de celles qu'on appelle aujourd'hui humanitaires, que son contemporain Montesquieu et ses successeurs Rousseau, Diderot, Voltaire, Helvétius, etc. »>

(1) T. I, pp. 64 à 67.

Nous rappellerons qu'en 1718 l'abbé de SaintPierre avait été exclu de l'Académie française pour un acte de courage : il avait parlé de Louis XIV avec trop de hardiesse, trop de liberté. « Ayant osé dire, raconte Morellet dans ses Mémoires, que ce prince courait après la gloriole, il fut chassé de l'Académie pour n'avoir pas rempli sa fonction de compère selon l'esprit de l'institution. » (T. II, p. 296.) Du reste, Voltaire l'appelait Aristide de Saint-Pierre. (Lettre à Thieriot, du 31 octobre 1738.) Terminons en constatant, à la gloire du régent, qu'il défendit que le fauteuil académique laissé par le bon abbé fût occupé de son vivant. On n'y nomma en effet qu'après sa mort. Ce fut Maupertuis qui le remplaça (1).

En dehors de l'augmentation que Mme Dupin avait faite aux appointements de Rousseau, Francueil avait voulu améliorer la situation de son ami. A cet effet, il lui offrit la place de caissier devenue vacante à la recette générale des finances, dont il était titulaire. Après de longues hésitations, Rousseau avait accepté et s'était mis tant bien que mal au courant de sa nouvelle tâche; mais Francueil ayant fait un petit voyage, en lui laissant la garde de la caisse, qui ne renfermait alors que 25 à 30,000 francs, Jean-Jacques fut si effrayé de la responsabilité qui avait pesé sur lui,

(1) Essais dans le goût de Montaigne, D'Argenson, p. 221.

Il

qu'il jugea n'être « point fait pour être caissier ». renonça donc à cet emploi pour se mettre à copier de la musique à tant la page; ce qu'il ne fit pas, au reste, sans écrire « un petit billet à Francueil pour le remercier, ainsi que Mme Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur demander leur pratique. » (Confessions, liv. VIII.)

C'est alors que la place fut donnée à Dalibard, l'ancien gouverneur d'Armand, vers lequel cette transition nous ramène naturellement.

VIII

Armand a grandi. Le jeune Chenonceau est devenu presque un homme. Il est entré dans sa vingtième année, à cet âge où le sang circule ardent dans les veines, où le cœur bat, où les regards fixés à l'horizon s'élancent vers l'avenir, vers l'inconnu. Il est aimable, beau, spirituel, généreux; son cœur est honnête et bon, mais son caractère est aventureux et léger; il cède aisément à l'entraînement, parfois au mauvais exemple, et l'on craint pour lui les influences pernicieuses de ses amis, et il en a beaucoup. Il a même déjà des flatteurs, des courtisans, des parasites. On songea donc à le marier. En lui donnant une compagne estimable, une femme vertueuse, on préviendra

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