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CHAPITRE V.

I

Ils sont les successeurs et les exécuteurs de l'ancien régime, et, quand on regarde la façon dont celui-ci les a engendrés, couvés, nourris, intronisés, provoqués, on ne peut s'empêcher de considérer son histoire comme un long suicide de même un homme qui, monté au sommet d'une immense échelle, couperait sous ses pieds l'échelle qui le soutient.-En pareil cas, les bonnes intentions ne suffisent pas; il ne sert à rien d'être libéral et même généreux, d'ébaucher des demi-réformes. Au contraire, par leurs qualités comme par leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs vices, les privilégiés ont travaillé à leur chute, et leurs mérites ont contribué à leur ruine aussi bien que leurs torts. - Fondateurs de la société, ayant jadis mérité leurs avantages par leurs services, ils ont gardé leur rang sans continuer leur emploi; dans le gouvernement local comme dans le gouvernement central, leur place est une sinécure, et leurs priviléges sont devenus des abus. A leur tête, le roi qui a fait la France en se dévouant à elle comme à sa chose propre, finit par user d'elle comme de sa chose propre; l'argent public est son argent de poche, et des passions, des vanités, des faiblesses personnelles, des habitudes de luxe,

des préoccupations de famille, des intrigues de maîtresse, des caprices d'épouse gouvernent un État de vingt-six millions d'hommes avec un arbitraire, une incurie, une prodigalité, une maladresse, un manque de suite qu'on excuserait à peine dans la conduite d'un domaine privé - Roi et privilégiés, ils n'excellent qu'en un point, le savoir-vivre, le bon goût, le bon ton, le talent de représenter et de recevoir, le don de causer avec grâce, finesse et gaieté, l'art de transformer la vie en une fête ingénieuse et brillante, comme si le monde était un salon d'oisifs délicals où il suffit d'être spirituel et aimable, tandis qu'il est un cirque où il faut être fort pour combattre, et un laboratoire où il faut travailler pour être utile. Par cette habitude, cette perfection et cet ascendant de la conversation polie, ils ont imprimé à l'esprit français la forme classique, qui, combinée avec le nouvel acquis scientifique, produit la philosophie du dix-huitième siècle, le discrédit de la tradition, la prétention de refondre toutes les institutions humaines d'après la raison seule, l'application des méthodes mathématiques à la politique et à la morale, le catéchisme des droits de l'homme, et tous les dogmes anarchiques et despotiques du Contrat social. Une fois que la chimère est née, ils la recueillent chez eux comme un passe-temps de salon; ils jouent avec le monstre tout petit, encore innocent, enrubanné comme un mouton d'églogue; ils n'imaginent pas qu'il puisse jamais devenir une bête enragée et formidable; ils le nourrissent, ils le flattent, puis, de leur hôtel, ils le laissent descendre dans la rue. - Là, chez une bourgeoisie que le gouvernement indispose en compromettant sa fortune, que les priviléges heurtent en comprimant ses ambitions, que l'inégalité blesse en froissant son amourpropre, la théorie révolutionnaire prend des accroissements rapides, une âpreté soudaine, et, au bout de quelques années, se trouve la maîtresse incontestée de

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l'opinion. A ce moment et sur son appel, surgit un autre colosse, un monstre aux millions de têtes, une brute effarouchée et aveugle, tout un peuple pressuré, exaspéré et subitement déchaîné contre le gouvernement dont les exactions le dépouillent, contre les privilégiés dont les droits l'affament, sans que, dans ces campagnes désertées par leurs patrons naturels, il se rencontre une autorité survivante, sans que, dans ces provinces pliées à la centralisation mécanique, il reste un groupe indépendant, sans que, dans cette société désagrégée par le despotisme, il puisse se former des centres d'initiative et de résistance, sans que, dans cette haute classe désarmée par son humanité même, il se trouve un politique exempt d'illusion et capable d'action, sans que tant de bonnes volontés et de belles intelligences puissent se défendre contre les deux ennemis de toute liberté et de tout ordre, contre la contagion du rêve démocratique qui trouble les meilleures têtes et contre les irruptions de la brutalité populacière qui pervertit les meilleures lois. A l'instant où s'ouvrent les États-Généraux, le cours des idées et des événements est, non-seulement déterminé, mais encore visible. D'avance et à son insu, chaque génération porte en elle-même son avenir et son histoire; à celle-ci bien avant l'issue, on eût pu annoncer ses destinées, et, si les détails tombaient sous nos prévisions aussi bien que l'ensemble, on pourrait croire à la fiction suivante que La Harpe converti inventa à la fin du Directoire, en arrangeant ses souvenirs.

II

<< Il me semble, dit-il, que c'était hier, et c'était cependant au commencement de 1788. Nous étions à ta«ble chez un de nos confrères à l'Académie, grand sei

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gneur et homme d'esprit. La compagnie était nom<< breuse et de tout état, gens de cour, gens de robe, gens <<< de lettres, académiciens; on avait fait grand'chère «< comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie <«<et de Constance ajoutaient à la gaieté de bonne compagnie cette sorte de liberté qui n'en gardait pas toujours le ton. On en était alors venu dans le monde au point où tout est permis pour faire rire. Champfort << nous avait lu ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même recours à l'éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion; l'un citait une tirade de la Pucelle; l'autre rapportait certains vers philosophiques de Diderot.... Et d'applaudir.... La conversation devient plus sérieuse; << on se répand en admiration sur la révolution qu'a<< vait faite Voltaire, et l'on convient que c'était là le premier titre de sa gloire. « Il a donné le ton à son siècle, et s'est fait lire dans l'antichambre comme dans le « salon.» Un des convives nous raconta, en pouffant « de rire, qu'un coiffeur lui avait dit, tout en le pou<< drant: << Voyez-vous, monsieur, quoique je ne sois qu'un << misérable carabin, je n'ai pas plus de religion qu'un au<<< tre. >>> On conclut que la révolution ne tardera pas << à se consommer, qu'il faut absolument que la super«stition et le fanatisme fassent place à la philosophie, <«<et l'on en est à calculer la probabilité de l'époque et << quels seront ceux de la société qui verront le règne « de la raison. Les plus vieux se plaignaient de ne

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pouvoir s'en flatter; les jeunes se réjouissaient d'en << avoir une espérance très-vraisemblable, et l'on félicitait << surtout l'Académie d'avoir préparé le grand œuvre et « d'avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté << de penser.

« Un seul des convives n'avait point pris de part à toute << la joie de cette conversation.... c'était Cazotte, homme ai

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(C

<«<mable et original, mais malheureusement infatué des « rêveries des illuminés. Il prend la parole et, du ton << le plus sérieux : « Messieurs, dit-il, soyez satisfaits; vous verrez tous cette grande révolution que vous « désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète, je << vous le répète, vous la verrez........ Savez-vous ce qui arri<< vera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous <«< tant que vous êtes ici? » — « Ah! voyons, dit Condorcet << avec son air et son rire sournois et niais, un philosophe << n'est pas fâché de rencontrer un prophète. » Vous, « monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu surle pavé << d'un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris << pour vous dérober au bourreau, du poison que le bon<< heur de ce temps-là vous forcera à porter toujours sur « vous. » — Grand étonnement d'abord, puis l'on rit de plus belle. Qu'est-ce que tout cela peut avoir de com<< mun avec la philosophie et le règne de la raison? — « C'est précisément ce que je vous dis; c'est au nom de «< la philosophie, de l'humanité, de la liberté, c'est sous « le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi; et << ce sera bien le règne de la raison, car elle aura des tem«< ples, et même il n'y aura plus dans toute la France, en «< ce temps-là, que des temples de la raison.... Vous, mon<< sieur de Champfort, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mour<< rez que quelques mois après. Vous, monsieur Vicqd'Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, << mais vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au mi<< lieu d'un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, et vous mourrez dans la nuit. Vous, monsieur de Nicolaï, sur l'échafaud; vous, monsieur Bailly, sur l'échafaud; vous, monsieur de Malesherbes, sur l'échafaud;... vous, monsieur Roucher, aussi sur l'échafaud. Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les << Tartares? >> << Point du tout; je vous l'ai dit, vous

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