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spéciale destinée à subvenir aux dépenses de l'expédition était levée dans toute la seigneurie.

« Après la Pâque, vers la Pentecôte (2 juin 1202), ces pèlerins commencèrent à partir de leur pays. Et sachez, dit le naïf chroniqueur qui a décrit ces événements, que mainte larme de pitié y fut versée quand ils quittèrent leur pays, leurs gens et leurs amis (1). » On se figure aisément la tristesse de pareilles séparations; mais bientôt les distractions et les préoccupations du chemin, la rencontre de tant d'hommes jusqu'alors inconnus, la foi dans l'heureux résultat de l'expédition ranimaient le courage des chevaliers et soutenaient leur espérance. Des chants enthousiastes s'élevaient parfois de cette foule composée d'individus de toutes les nations et lui faisaient oublier les fatigues et les longueurs de la route.

Les plus anciennes pièces composées en strophes à rimes enlacées qui nous soient parvenues sont des chansons de croisés. Déjà, lors de la première croisade, nous savons que par toute l'Europe on chantait une chanson d'origine française, qui, à cause de son refrain, s'appelait la chanson outrée. Outrée resta le cri de marche et de guerre des pèlerins (2).

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(1) NATALIS DE WAILLY, Geoffroi de Ville-Hardouin, p. 29. (2) Gaston PARIS, La littérature française au moyen åge. La bibliothèque nationale (Fonds français Mss. 184 et 7222) possède différentes pièces de poésie composées par les croisés de Constantinople. L'objet de ces pièces est à peu près le même pour toutes: il est bien fait pour étonner ceux qui se figureraient que les croisés n'avaient guère d'autres pensées que la prière ou la délivrance des saints lieux. La galanterie en est le thème favori, témoin cette strophe tirée du Mss. 184:

Belle, doce, dame chière
Vostre grans beautés entière

Ma si sospris

Ke se ière em paradis

S'en revenroïe arrière,

Par couvent ke ma proière

M'eust la mis.

Ke fuisse vostres amis,

N'a moi ne fuissies fière,

Car amc (jamais) ens nule manière

Ne forfis

Ke fuissies ma guerrière.

Le rendez-vous général était Venise, où l'on devait trouver les vaisseaux nécessaires au transport de l'armée en Orient; mais la république de Venise, qui visait avant tout l'intérêt commercial, exigea comme première condition la prise de Zara en Dalmatie, qui lui avait été enlevée par le roi de Hongrie. Il fallut passer par ces conditions et commencer la croisade en versant le sang des chrétiens d'Orient. En 1203, l'armée réunie à Corfou allait enfin prendre le chemin de l'Egypte, but primitif de la croisade, quand Alexis, fils d'Isaac Lange, empereur de Constantinople, vint demander aux croisés la délivrance de son père, détrôné et privé de la vue par son propre frère. Les chefs se laissèrent persuader, mais leur décision excita le mécontentement d'un grand nombre de chevaliers et sema la discorde dans le camp des croisés. Les mécontents étaient nombreux et comptaient d'illustres seigneurs. « Je vous en nommerai une partie, dit Villehardouin, parmi les plus grands chefs. De ceux-là fut Eudes le Champenois de Champlitte..., Gui de Pesmes, Aimon son frère, Gui de Conflans, Richard de Dampierre, Eudes son frère et maints autres qui leur avaient promis par derrière qu'ils se tiendraient de leur parti, et qui, par honte, ne l'osaient montrer par devant (1). »

C'en était fait de l'expédition si les mécontents se séparaient; mais, devant les sollicitations de Boniface, marquis de Montferrat, chef de l'expédition, ils consentirent à ne passer en Palestine qu'après avoir aidé au rétablissement de l'empereur Isaac. « Gui et Aimon se trouvèrent en conséquence au siège de Constantinople, et furent de ces vaillants chevaliers qui, à la tête d'une armée composée d'environ 20,000 hommes, prirent cette ville réputée la plus forte du monde et défendue par plus de 400,000 hommes. De la façon dont Villehardouin parle d'eux, ils allaient de pair

(1) NATALIS DE WAILLY, loc. cit. p. 65.

avec les plus grands seigneurs de l'armée chrétienne (1).

D

Pendant que ces événements s'accomplissaient, le vieux seigneur de Pesmes, le légat impérial et compagnon d'armes de l'empereur Frédéric Barberousse, le conseiller d'Othon, son fils, descendait dans la tombe. L'abbaye d'Acey reçut une dernière marque de sa faveur, sans doute en échange de prières pour le repos de son âme et pour l'heureux retour de ses fils Gui et Aimon. Guillaume II abandonnait en aumône, c'est-à-dire gratuitement, à ce monastère le cens de quatre bichots (2), moitié froment, moitié avoine, qu'il percevait annuellement à Batonvillers. La charte, datée, de l'an 1204, porte le consentement de Damette, son épouse, de ses deux filles Benoite et Clémence, d'Ermengarde, femme de Gui son fils, et des deux enfants d'Aimon, nommés Guillaume et Damette. L'omission de Gui et d'Aimon en même temps que la mention de leurs femmes et de leurs enfants prouve bien qu'en 1204 ces deux chevaliers n'étaient point encore revenus au centre de leur famille.

Les enfants de Guillaume II et de Damette furent :

1o Guillaume III, prêtre et archidiacre du diocèse de Besançon, mort avant l'an 1230, d'après le cartulaire de Corneux;

2o Gui III, cité avec ses frères dans une charte de l'an 1180. Il prit part à la quatrième croisade avec Aimon son frère, mais il ne revint pas dans le comté de Bourgogue et n'eut pas de postérité connue de sa femme Ermengarde ;

3o Aimon, qui continua la branche des sires de Pesmes; 4° Henri, cité en 1180 au cartulaire d'Acey;

5o Marie, qui épousa un seigneur de la maison de Cult et fut mère de Ponce de Cult. C'est à l'occasion d'un fief possédé

(1) Mémoires et documents inédits sur l'histoire de Franche-Comté, t. IV, p. 345. Le Tintoret a peint au palais des Doges, à Venise, une intéressante peinture à fresque représentant la prise de Constantinople, en 1204, par les croisés. (2) Le bichot valait environ 35 doubles décalitres.

par ce Ponce de Cult que, pendant la troisième croisade et en l'absence de son mari, Damette, dame de Pesmes, son aïeule, régla un différend avec l'abbaye de Corneux et lui abandonna une faux de pré près de Bay. Cet accord porte la date de l'année 1190;

6o et 7o Benoite et Clémence, citées en 1204 au cartulaire d'Acey.

Aimon Ier

Nous avons laissé Gui et Aimon de Pesmes participant, en 1204, à la prise de Constantinople. Après le sac de cette ville, l'envie de s'enrichir et l'ambition étouffèrent dans cette armée l'enthousiasme religieux, premier mobile de la croisade. Dans les provinces conquises, la plupart des chevaliers voulurent avoir leur part de dépouilles ; ils s'y taillèrent des principautés, des duchés, des comtés et des seigneuries à l'image de ceux de l'Occident. Les Vénitiens, plus éclairés que les autres croisés et nés dans une ville construite et embellie par les arts, firent transporter en Italie quelquesuns des marbres de Byzance. Cependant l'expédition ne fut pas sans résultat utile pour les autres peuples, car on lui doit quelques inventions heureuses et des plantes jusqu'alors inconnues à l'Occident: parmi elles, on a placé le maïs. D'autres rapportèrent de Constantinople de précieuses reliques, comme le chef de saint Agapit, conservé à l'archevêché de Besançon, et le crâne de saint Akindinos, qui alla enrichir le trésor de l'abbaye de Rosières, et qui vient d'être retrouvé récemment par M. Jules Gauthier (1).

Quel fut le sort de nos deux chevaliers Gui et Aimon? Ils

(1) Cf. J. GAUTHIER, Les monuments de l'abbaye de Rosières, dans le Bulletin de l'académie de Besançon, année 1880, p. 114 et 115, et communication orale faite par M. le comte de Marsy, au nom de M. Gauthier, au Congrès archéologique de Besançon, le 20 juillet 1891.

étaient encore en Orient en 1204, et nous pensons que, l'année suivante, ils n'étaient pas encore de retour, car, en 1205, un vassal du château de Pesmes, Etienne de Thervay, entreprenait le voyage de Constantinople (1), et nous supposons que les inquiétudes de Guillaume II n'avaient pas été sans influence sur cet événement. Outre les dangers ordinaires, on pouvait craindre en effet que ces deux seigneurs, éblouis par des avantages inespérés, ne se fixassent dans ce pays comme tant d'autres chevaliers. Quoi qu'il en soit, Gui ne revint pas dans le comté de Bourgogne; quant à Aimon, son frère, la plupart des historiens comtois en ont perdu aussi la trace, et ils donnent pour successeur immédiat à Guillaume II, dans la seigneurie de Pesmes, son petit-fils Guillaume IV; cette erreur, propagée par l'abbé Guillaume (2), provient sans doute du petit nombre de documents où Aimon se trouve cité comme seigneur de Pesmes. Nos recherches nous ont amené à une conclusion différente. Dès l'année 1206, le retour d'Aimon et sa qualité de seigneur de Pesmes se trouvent indiqués dans une charte de l'abbaye d'Acey (3). Vers cette même époque (22 juin 1208), Béatrix II, petitefille de l'empereur Frédéric Barberousse, fut unie à Othon, duc de Méranie, et lui apporta ses droits à la possession du comté de Bourgogne. Le comte Etienne de Bourgogne, qui était l'un des descendants directs du comte Guillaume-leGrand, crut trouver dans cette transmission du comté à un prince étranger l'occasion favorable de faire valoir ses propres droits; il leva l'étendard de la révolte et donna dans le comté le signal de la guerre dite de Méranie. Il est impossible de savoir quel fut le rôle du seigneur de Pesmes en cette guerre obscure dans ses détails et dans ses

(1) Pr. no 28.

(2) L'abbé GUILLAUME, Histoire généalogique des Sires de Salins, t. I, à 346, en note.

(3) Pr. n° 29.

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