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LETTRE III.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A MONSIEUR LE PRÉSIDENT HÉNAULT.

De Forges, lundi 2 juillet 1742.

J'ARRIVE 'ARRIVE dans l'instant à Forges sans aucun accident, et même sans une extrême fatigue : ce n'est pas que j'aie dormi cette nuit, et que que nous n'ayons été bien cahotés aujourd'hui, depuis les huit heures du matin que nous sommes partis de Gisors, jusqu'à ce moment que nous arrivons; il n'y a que pour quinze heures de chemin de Paris à Forges. Nous fimes hier dix-sept lieues en neuf heures de temps, et aujourd'hui onze en six heures et demie; les chemins ne sont nulle part dangereux dans ce temps - ci, mais on conçoit aisément qu'ils sont impraticables l'hiver. Je ne mangeai hier, pour la première fois du jour, qu'à onze heures du soir : bien m'en avait pris d'avoir porté des poulardes; car nous ne trouvâmes rien à Gisors que quelques mauvais

œufs, et un petit morceau de veau dur comme du fer: j'avais grand'faim, je mangeai cependant peu, et je n'en ai pas mieux digéré ni dormi. Ce que je craignais n'est point encore arrivé, ainsi mon voyage s'est passé fort heureusement. Mais venons à un article bien plus. intéressant, c'est ma compagne. O mon Dieu ! qu'elle me déplaît ! Elle est radicalement folle : elle ne connaît point d'heure pour ses repas; elle a déjeûné à Gisors à huit heures du matin, avec du veau froid; à Gournay, elle a mangé du pain trempé dans le pot, pour nourrir un Limousin, ensuite un morceau de brioche, et puis trois assez grands biscuits. Nous arrivons, il n'est que deux heures et demie, et elle veut du riz et une capilotade; elle mange comme un singe, ses mains ressemblent à leurs pattes; elle ne cesse de bavarder. Sa prétention est d'avoir de l'imagination et de voir toutes choses sous des faces singulières, et comme la nouveauté des idées lui manque, elle y supplée par la bizarrerie de l'expression, sous prétexte qu'elle est naturelle. Elle me déclare toutes ses fantaisies, en m'assurant qu'elle ne veut que ce qui me convient; mais je crains d'être forcé à être sa complaisante; cependant je compte bien que cela ne s'é

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tendra pas sur ce qui intéressera mon régime. Elle est avare et peu entendue, elle me paraît glorieuse, enfin elle me. déplaît au possible. Elle comptait tout-à-l'heure s'établir dans ma chambre pour y faire ses repas, mais je lui ai dit que j'allais écrire je l'ai priée de faire dire à madame Laroche les heures où elle voulait manger et ce qu'elle voudrait manger, et où elle voulait manger; et que, pour moi, je comptais avoir la même liberté en conséquence je mangerai du riz et un poulet à huit heures du soir.

Notre maison est jolie, ma chambre assez belle, et mon lit et mon fauteuil me consoleront de bien des choses. Voilà tout ce que je peux vous mander aujourd'hui. Nous avons rencontré près de Forges deux messieurs qui s'en retournaient et qui ont déjà pris les

eaux.

On dit qu'il y a ici un M. de Sommeri et un autre homme dont on ne sait point le nom." Ce M. de Sommeri pourrait bien être l'ami de M. du Deffand (je lui en connais un de ce nom), et il se pourrait faire que l'anonyme fût M. du Deffand: cela serait plaisant ; je vous manderai cela par le premier ordinaire. J'ai grand besoin de votre souvenir et que vous

m'en donniez des marques en m'écrivant de longues lettres, pleines de détails de votre santé; je vous passerai de n'être pas si exact sur vos amusemens: vingt-huit lieucs d'éloignement sont un rideau trop épais pour prétendre voir au travers. De plus, j'ai mis ma tête dans un sac, comme les chevaux de fiacre, et je ne songe plus qu'à bien prendre mes eaux. Adieu, je vais être long-temps sans vous voir, j'en suis plus fâchée que je n'en veux convenir avec moi-même.

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LETTRE IV.

LA MÊME AU MÊME.

Mardi 3 juillet.

SAVEZ-VOUS qu'il est près de minuit et que je ne suis point endormie? je suis couchée depuis dix heures, je me meurs de chaud, et peut-être ne fermerai-je pas l'œil de la nuit : si cet accident m'arrive souvent, il ne me restera plus qu'à me pendre. Les journées sont si désagréables, que, pour peu qu'elles soient suivies d'insomnies, je ne sache nulle condition humaine qui n'y soit préférable. Ce que j'attends n'arrive point : c'est peut-être l'effet de la saignée, peut-être de la fatigue; tout ce que je sais, c'est que je m'ennuie à la mort. Si vous voyez Silva, ne lui parlez pas du régime qu'observe madame de Péquigni, elle m'en saurait mauvais gré; elle m'a fait rester à table aujourd'hui tête à tête avec elle cinq grands quarts-d'heure à la voir pignocher, éplucher et manger tout ce qu'elle a commencé par mettre au rebut : elle est insupportable;

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