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leur jeune âge au bruit assourdissant des marteaux, ni la plupart des locataires, occupés qu'ils étaient, au dehors sans doute, pendant la journée.

On nous a signalé un des plus importants fabricants, M. Cornet, dont une des grilles fut primée à l'Exposition de 1878.

Quoi qu'il en soit, ce genre d'industrie a, aujourd'hui, presque entièrement perdu de sa vogue: on n'y compte plus qu'un seul tôlier et un chaudronnier. Il n'y a plus de fabricants de grilles en fer, celles-ci étant exécutées maintenant dans des usines spéciales, établies aux environs de Paris et principalement en province. On trouve, par contre, dans ce passage, un loueur de voitures à bras et un grand dépôt de bouteilles. Presque tous les magasins il y en a quinze - sont fermés, ce qui donne un aspect de tristesse à ce lieu autrefois si animé : ces magasins ou ateliers sont devenus des remises d'automobiles appartenant à des commerçants, médecins et rentiers du quartier.

Deux marchandes de lait et de café noir sont installées sous la voûte, côté de la rue du Dragon, et leurs boutiques, en plein vent, paraissent assez achalandées, le matin et le soir.

C'est assez dire que le silence le plus complet a fait place au bruyant tapage d'antan.

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Dans cette ancienne cité ouvrière, il n'y a plus que des locataires paisibles, des familles de travailleurs cherchant ailleurs une occupation; nous ajouterons une trentaine de femmes âgées ou infirmes, vivant seules, toutes ins

crites au bureau de bienfaisance, et venues là pour y cacher plus facilement leur misère.

Les 180 familles, résidant aujourd'hui dans la cour du Dragon, forment une agglomération d'environ 400 habitants, tassés, souvent plusieurs dans une même chambre. Le logement, malgré cela, est propret. Les loyers ne dépassent pas 300 francs par an, et beaucoup sont de 100 francs, payés, bien entendu, à tempérament, mais assez régulièrement on pourrait affirmer que la plus grande partie des secours, accordés par le bureau de bienfaisance, sert à régler le petit loyer.

Le propriétaire actuel de ce vaste immeuble (1), malgré les fortes dépenses qu'il peut avoir à supporter chaque année, pour les réparations et l'entretien de ces vieilles. bâtisses, use d'une très grande bienveillance envers ses modestes locataires, quelquefois insolvables, dit-on, par leur faute; jamais il n'a été employé, vis-à-vis de ceux-ci, des moyens légaux pour leur expulsion..

Il n'est pas rare de trouver aujourd'hui, à chaque étage, quatre ou cinq logements alors qu'il n'en existait que deux, antérieurement. Aucun numéro, ni aucun nom ne se trouvent placés sur les portes de ses logements; mais on est renseigné aussitôt par les locataires présents chez eux, et à la porte desquels on aura frappé, car tout le monde se connaît dans l'immeuble et l'on est toujours très bien reçu, du reste.

La cour possède quinze entrées, non fermées, et signalées chacune, extérieurement, par un numéro d'ordre,

(1) Pendant de longues années, cette propriété a appartenu à M. Scheffer, grand entrepreneur de ferronnerie, et, par la suite, est dévolue à ses deux filles : Mme Bounoche et Georges Ohnet.

M. Paul Fould, conseiller d'État, s'en rendit acquéreur en 1891.

cinq à droite, huit à gauche et deux en façade; par suite, quinze escaliers, très étroits, avec les marches de pierre, en partie usées, conduisant aux étages. Un seul escalier, celui du no 3, est large, avec rampe très simple en fer, et éclairé par de hautes fenêtres, et, le soir, par un bec de gaz. Les quatorze autres escaliers ne sont aucunement éclairés le soir, et très peu dans la journée. L'étranger qui s'y aventure a quelque chance de tomber et de se blesser. Les locataires, par suite de l'habitude, descendent et montent sans lumière : quelques-uns, en rentrant, à la nuit, appellent de la cour pour qu'on vienne les éclairer. Quant aux enfants, ils rentrent de bonne heure.

Comme les escaliers, les portes des logements, très massives, en bois et assez grossières, sont dans un état de vétusté qui indique qu'elles n'ont jamais été remplacées depuis leur première installation bi-centenaire. Elles sont montées sur de forts gonds : les serrures mêmes sont de l'époque et, malgré leur long usage, fonctionnent toujours.

Chaque palier reçoit, pendant le jour, une faible lumière pénétrant par une fenêtre qui donne sur une courette. Près de cette fenêtre est une prise d'eau, non potable il est vrai, mais très utile pour l'entretien des logements, des cabinets d'aisances communs, et souvent pour le blanchissage du linge de famille. Aussi, tout y est très propre.

L'unique concierge, sérieuse gardienne de cet important immeuble, et, en même temps, chargée du balayage de ces nombreux escaliers, ainsi que de la cour, se fait remplacer pour ce travail, qui est exécuté, chaque semaine : souvent, c'est une locataire bénévole qui le fait.

Dans la cour, aux deux extrémités, ont été installées deux fontaines en fonte qui alimentent d'eau de source

toute cette population. On aperçoit encore les hautes margelles de deux anciens puits, comblés depuis longtemps. déjà, et qui se trouvaient placés, tous deux, sur le côté gauche et contre le mur.

La Cour est éclairée le soir, et jusqu'à minuit seulement, par quatre becs de gaz. Les crochets qui supportaient les poulies servant autrefois à la suspension de grosses lanternes, au centre même du passage, sont restés à leur place on en compte six, trois de chaque côté — à la hauteur du premier étage.

Des plantes grimpantes garnissent, dès le printemps, bien des fenêtres où l'on voit, suspendues au milieu de linges à sécher, de modestes cages en bois, dans lesquelles, les petits prisonniers ailés, par leur clair gazouillement, font oublier l'ancien vacarme des marteaux tombant sur l'enclume.

L'emplacement se prêterait à merveille, aujourd'hui, aux auditions musicales; et les refrains de la Valse lente, ou de la l'euve Joyeuse viendraient, bien à propos, distraire les locataires âgés ou les ménagères, chargés de garder le logement familial; mais aucun de nos musiciens ambulants, qui cependant n'auraient pas à craindre là les rigueurs des ordonnances de police - puisque ce n'est pas sur la voie publique, n'ose s'y arrêter car les gros sous y seraient rares.

En effet, la misère est grande. Nous avons dit que quelques-uns des habitants de ce passage étaient assistés par le bureau de bienfaisance. Ceux-ci occupent, presque tous, les chambres mansardées où l'on ne parvient que par des escaliers dits de meuniers, dont la rampe, très nécessaire, est remplacée par une grosse corde.

Un détail personnel à ce sujet : C'est dans un de ces

cabinets, long boyau comprenant, en fait de mobilier, un vieux lit-cage déployé, une table à battants absents, et un petit poêle de fonte, que la locataire, qui nous avait été signalée, comme vivant seule, fut trouvée, un jour, par nous, entourée de quatre chats, dont un prit aussitôt la fuite par la petite fenêtre restée ouverte et donnant sur le toit. Ayant un loyer annuel de 100 francs qu'elle ne payait que difficilement pour ce taudis, et, d'autre part, ne pouvant plus exercer sa profession de matelassière, la femme X..., dont il s'agit, demandait une augmentation de son secours annuel.

A notre arrivée, cette femme se rendit bien vite compte. de notre étonnement, bien compréhensible, à la vue de ces quatre Raminagrobis, qu'il lui fallait nourrir chaque jour, alors qu'elle-même n'avait pas le strict nécessaire. Lui ayant fait remarquer qu'il y avait là un supplément de dépense bien peu admissible dans sa précaire situation, elle me répondit : « Ces trois bons amis, le quatrième étant un voisin de gouttière m'ont été confiés par une Dame du quartier, bienfaitrice des animaux, qui m'alloue un franc par jour pour leur nourriture... ». Faisant alors un virement à son profit, la femme X... vivait, en même temps, de cette petite allocation journalière !

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Sur une centaine d'enfants que l'on peut facilement compter dans les 180 familles résidant dans la Cour du Dragon, il en est cinquante environ qui fréquentent les écoles, soit laïques, soit congréganistes, du quartier, et, malgré cela, font bon ménage. Leur rentrée de la classe,

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