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dominant le brouhaha, une salve de mousqueterie. Et au milieu de toute cette agitation et de tout ce bruit, sur leurs petits chevaux nerveux, défilaient les ambassadeurs polonais, impassibles avec leurs grandes barbes, leurs têtes rasées, leurs longues robes de couleurs voyantes, leurs armes bizarres et leur harnachement étincelant. Leur impassibilité, leur gravité sont voulues; c'est le ton de leur nation; mais ils ne perdent pas un regard et, sans en avoir l'air, contemplent avidement ce Paris dont on parle déjà dans toute l'Europe.

Le capitaine Georges Regnier ne put assister à cette belle entrée. Pendant qu'elle se déroulait dans la rue SaintMartin, il était sur la berge, amarré à la rive droite, suant par cette journée d'août sous ses vêtements de gala, avec son bateau complètement méconnaissable, congrument muni de lattes, de cercles de barriques, de cordes, le tout recouvert de draps blancs, d'étoffes de couleurs, et « des riches tappiz de Turquie », recommandés par le bureau de ville. S'il ne put admirer le cortège, il eut au moins l'avantage de voir les ambassadeurs de plus près que tout le monde, quand ils montèrent à son bord.

L'année suivante, le 4 septembre 1574, nous retrouvons Georges Regnier dans ses fonctions d'officier de police fluviale; il reçoit l'ordre de surveiller le vin entrant et sortant de Paris; il doit en rendre un compte exact, tous les trois jours, et pourra arrêter les bateliers récalcitrants et les conduire à l'hôtel de ville.

En août 1578, le capitaine Georges, comme on l'appelait (1), prit à bail pour neuf ans, moyennant 30 livres de loyer, la Tour de Nesle et son jardin; mais il eut, du fait

(1) Il est ainsi dénommé dans le « Compte du don de trois cens mil livres tz... » de 1571 précité (Bibl. nat. Mss. Fr. 11692, fo 309).

de sa location, bien des ennuis. La Tour était alors occupée par une locataire avec laquelle il n'était pas en bons. termes. Elle était la veuve de ce Toussaint Chastry, maître passeur, qu'il avait jadis sans pitié fait mettre à l'amende et en prison toute une journée, de huit heures du matin jusqu'à quatre heures de relevée, pour avoir attaché son bateau à la pallée du port de Nesle. Il y avait seize ans de cela, mais il y a des choses qui ne s'oublient pas entre passeurs. Quand Regnier se présenta, la veuve Chastry refusa de vider les lieux. Le capitaine Georges réclama à la municipalité; on lui donna raison, mais la veuve Chastry refusa encore de s'en aller ; on lui fit des sommations, on lui envoya des exploits d'huissiers : elle résista, fit appel des décisions, se réfugia dans la procédure; les semaines, les mois passaient sans qu'on pût la faire déguerpir.

Il fallut employer la force pour l'expulser, et quand la veuve Chastry empoignée par deux vigoureux archers franchit le seuil de la Tour de Nesle, pour céder la place au capitaine Georges, elle put le regarder d'un air narquois : il avait attendu dix-huit mois. Défunt Toussaint Chastry était vengé.

En même temps que sa fonction de capitaine du bateau du roi, Georges Regnier exerçait aussi, comme nous l'avons dit, divers autres métiers et notamment celui d'entrepreneur de démolitions ou de constructions et de marchand de matériaux. Dès le 29 mars 1565, nous le voyons pousser aux enchères, lors de l'adjudication des démolitions des moulins du Temple (1). Le 5 mai 1578, il est qualifié << marchand bourgeois de Paris » et passe marché avec la ville pour la fourniture de pierres de cliquart et de Saint

(1) Reg. du Bur. de ville, t V, p. 505.

Leu, pour les fortifications de Paris, et aussi pour trois bacs neufs par lui entrepris (1). En août 1583, il est entrepreneur des terrassements et des travaux du jardin des Tuileries que Catherine de Médicis fait construire (2).

En 1585, nous voyons reparaître Georges Regnier avec son titre et dans ses fonctions de capitaine du bateau du roi. C'est que, plus que jamais, les troubles menacent. C'est le moment où la Ligue formée déjà en principe depuis 1576, s'est organisée et entre dans les voies d'exécution; le cardinal de Bourbon prend le titre de premier prince du sang pour exclure le roi de Navarre et le prince de Condé, hérétiques, de la succession au trône. Les ligueurs commencent leurs coups de main, ils prennent Toul et Verdun, et toujours Henri III cède à cette faction dont il s'est déclaré le chef parce qu'il n'a pu la maîtriser. L'agitation est partout, et le 12 mars, le bureau de ville ordonne à Georges Regnier de visiter les bateaux sortant de Paris et de saisir les armes qu'ils contiendraient, ainsi que les marchandises non munies de leur autorisation de circuler (3). A Paris, le fameux conseil des Seize se constitue, et à l'approche de l'hiver on craint sans doute quelque entreprise des protestants à l'ouest de Paris, car le 1er novembre, le capitaine Georges reçoit l'ordre de garder le pont de Saint-Cloud et le port de Neuilly; de faire retirer tous bacs et bateaux sous peine de la vie et sous la responsabilité des marguillers de Neuilly (4).

Quelque temps après, en 1587, Georges Regnier mourut et laissa sa charge à son fils Mathurin (5).

(1) Reg. du Bur. de ville, t. VIII, p. 164.

(2) Ibid., t. VIII, p. 337.

(3) Ibid., t. VIII, p.

431,

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Le mois de mai 1588 fut une période terrible : Paris fut en complète révolution. Le duc de Guise, chef de la Ligue, qui s'était vu interdire l'entrée de la capitale, y vint malgré la défense du roi, et sa présence détermina la fameuse journée des barricades du 12 mai, à la suite de laquelle Henri III dut s'enfuir laissant Paris insurgé et Henri de Guise triomphant. Nous retrouvons l'écho de ces événements dans les ordres que reçoit Regnier : le 21 mai 1588, de par les prévost des marchands et échevins de la ville de Paris, ordonnance au capitaine Regnier de surveiller la rivière du côté du Louvre, nuit et jour, avec dix hommes, en bateau, pour empêcher de sortir de la ville sans passeports de l'autorité municipale (1).

Les événements se précipitent. Le roi convoque les états à Blois; le 23 décembre, le duc de Guise est assassiné dans la chambre même du souverain. Henri III se reconcilie avec le roi de Navarre, et tous deux marchent sur Paris à la tête d'une puissante armée. Paris est en ébullition; Mayenne y commande, et la ville est soutenue par une garnison de reîtres et de lansquenets, troupes mercenaires et protestantes dont la fidélité est sujette à caution; aussi le 30 juin 1589, la municipalité interdit-elle expressément au capitaine Regnier de laisser sortir les reîtres et les lansquenets «< jusqu'à dimanche prochain », même avec passeports. Le lendemain, 1er juillet, défense de laisser sortir aucun bateau sans passeport (2).

Mais la carrière de Mathurin Regnier devait être moins longue que celle de son père le 21 juillet 1590, il était révoqué de ses fonctions de capitaine de la rivière, à cause de son peu de zèle dans le service et de ses irrégularités ;

(1) Reg. du Bur. de ville, t. IX, p. 123.

(5) Ibid., t. IX, p. 389.

le prévôt des marchands et les échevins constatent qu'il n'était jamais à son poste, au pied de la Tour de Nesle. Ils lui donnaient pour successeur Pierre Lepin, ligueur éprouvé (1). Ce Mathurin Regnier devait périr dans une des nombreuses tueries qui ensanglantèrent Paris à cette époque.

Il semble que Mathurin Regnier mourut sans héritiers même éloignés, car dans un décret d'adjudication au Châtelet du 4 décembre 1599 (2) nous trouvons son terrain du quai aux mains d'un certain « Philippe du Boys, curateur aux biens vaccants du deffunct Mathurin Regnier ». Ce décret d'adjudication était prononcé à la suite d'une saisie, à la requête de Martine Rigault, veuve de feu Jacques Loze, et c'est à elle que la « place » fut adjugée, moyennant la somme modeste de trente écus. Nous constatons donc encore une fois la démolition des maisons de l'ilôt pendant les troubles.

Martine Rigault garda le terrain et attendit l'occasion de le revendre avec bénéfice, ce qui ne tarda guère, car le 15 novembre 1602, elle le cédait à Jehan Turpin, maître maçon, moyennant une rente annuelle et perpétuelle de 40 livres tournois que l'acheteur racheta lui-même, le 30 janvier 1603, par acte passé devant les mêmes notaires, pour une somme une fois payée de 600 livres. Le 13 décembre, Turpin faisait fixer le nouvel alignement et entamait la construction. A la fin de 1603, elle devait être terminée car, le 9 janvier 1604, Jacques Mangin, maître charpentier, donnait au nouveau propriétaire quittance d'une somme de 300 livres pour les ouvrages de charpenterie par lui faits à ladite maison.

(1) Reg. du Bureau de ville, t. X, p. 34.

(2) Arch. nat. Y, 3381.

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