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griffe qu'il distribuait facilement; la comtesse fut donc le petit chat, le minet, et dans la correspondance échangée avec le Président Hénault, il est à tout moment question des deux chats, à propos de leurs petites méchancetés ou de leurs espiègleries. En voici un exemple. On était en juillet sur la terrasse de Meudon; le Président raconte ce trait :

Les dames arrivèrent de la promenade, et à l'instant commença la tête des chapeaux, c'est-à-dire que Mme de Forcalquier nous les prit tous et les fit voler de la terrasse en bas d'environ cinq cents toises.

A l'hiver, on se mit, suivant une mode très répandue alors, à jouer la comédie à l'hôtel de Brancas. M. de Forcalquier composa des pièces dans lesquelles il joua lui-même avec le duc de Nivernais comme jeune-premier, le duc de Duras, comme père-noble, Mme de Rochefort faisant les ingénues, Mme de Forcalquier les soubrettes, et Duclos les valets, lui donnant avec plaisir la réplique. Une première comédie intitulée les Blasés qui eut du succès, fut suivie d'une série d'autres, les unes bouffonnes, comme les Chevaliers de la Rose-Croix, les autres sérieuses comme le Jaloux de lui-même, ou destinées à peindre les ridicules de l'époque, comme le Bel Esprit du temps ou l'Homme du bel air (1). On devine combien l'hôtel de Brancas fut alors fréquenté. Le maréchal, devenu vieux, radotait un peu, grognait ou ne disait rien. Le 15 juillet 1742, le Président Hénault écrivait à Me du Deffand (2):

me

Je vous dirai, entre nous, que le maréchal de Brancas est

(1) Voir l'intéressant ouvrage de Louis de Loménie intitulé: La comtesse de Rochefort et ses amis, où l'auteur donne une analyse complète des œuvres littéraires de M. de Forcalquier.

(2) Correspondance de Mme du Deffand, t. I, p. 59.

bon homme, si vous voulez; mais il est impossible d'être plus ennuyeux. Pendant tout le temps que j'ai été à Meudon, il a été, dit-on, de la plus belle humeur du monde il n'a pas ouvert la bouche.

En outre, il avait, paraît-il, un cuisinier détestable, et les soupers qu'il offrait à ses invités ne valaient rien. Néanmoins, en 1748, Montesquieu écrivait à Duclos (1):

Les soirées de l'hôtel de Brancas reviennent toujours à ma pensée, et ces soupers qui n'en avaient pas le titre, et où nous. nous crevions. Dites, je vous prie, à Mme de Rochefort et à M. et Mme de Forcalquier d'avoir quelques bontés pour un homme qui les adore. Vous devriez bien me procurer quelquesunes de ces badineries charmantes de M. de Forcalquier que nous voyions quelquefois à Paris, et qui sortaient de son esprit comme un éclair...

Malgré leurs succès communs, M. et Mme de Forcalquier ne faisaient pas un excellent ménage. Le Président Hénault recevait les doléances du petit chat, y prenait même quelque plaisir, avouait-il, et faisait de la morale au grand chat. Mais il y avait malgré tout, entre les époux des discussions tellement vives qu'un beau jour, le comte s'emporta jusqu'à donner un soufflet à sa femme. Celle-ci, furieuse, courut chez un procureur, lui exposa son cas, en déclarant qu'elle pensait bien être en droit d'obtenir contre son mari une séparation. L'homme de loi lui demanda s'il y avait eu quelque témoin de la scène? Aucun, répondit-elle. Alors, répliqua le procureur, vous n'avez aucune chance de faire prononcer pour ce motif une séparation de corps à votre profit. La comtesse rentra à son hôtel, alla trouver son mari seul dans son

(1) Lettre citée par M. de Loménie, p. 14.

cabinet, et, sans préambule, lui donna une giffle en lui disant Tenez, monsieur, voilà votre soufflet je n'en veux rien faire (1).

Mme de Forcalquier se vengea peut-être de son mari d'une autre façon. Très jolie et coquette, elle ne pouvait point passer inaperçue du roi Louis XV. Or, par faveur extraordinaire, Mme de Pompadour mit gracieusement à la disposition de M. et Mme de Forcalquier une petite maison de campagne appelée Brimborion, située juste au-dessous du château de Bellevue où le roi venait souvent avec la grande marquise. Le duc de Luynes insinue discrètement dans ses Mémoires que ce voisinage provoqua quelques soupçons au sujet de Mme de Forcalquier (2). Mais le duc de Croy relatant dans son Journal une fête donnée au château de Versailles, en février 1747, est beaucoup plus explicite (3):

A minuit commença le grand bal masqué dans tous les appartements; j'y allai par curiosité...

Le coup d'œil, surtout dans la galerie, était superbe... J'y examinai le Roi masqué aux pieds de Mme de Pompadour qui y était charmante. Je ne reconnus le Roi qu'à l'inquiétude qu'elle laissa échapper en le voyant passer sur les banquettes. Mme de Forcalquier y était. Je la comparai à Mme de Pompadour et la trouvai plus jolie, et moins de grâce. Enfin, en fait de maîtresse simple, le Roi ne pouvait mieux choisir; aussi en paraissait-il éperdument amoureux.

Il serait donc avéré que Mme de Forcalquier, sans avoir jamais supplanté Mme de Pompadour, eut passagèrement, dès 1747, les faveurs de Louis XV.

(1) Notice de Lescure sur la Correspondance de Mme du Deffand, t. I, P. 67. (2) Mémoires du duc de Luynes, t. I, P. 431. (3) Journal du duc de Croy, t. I, p. 78.

A ce moment, le comte éprouvait les premières atteintes de la maladie de poitrine dont il devait mourir, et son père, le maréchal avait eu une attaque d'apoplexie qui l'avait laissé presque en état d'enfance. Saint-Simon écrivait, au sujet de ce dernier (1):

J'en parle comme d'un homme mort par les apoplexies dont il est accablé, qui apparemment ne le laisseront pas vivre longtemps. 11 a la main droite toujours gantée, même en mangeant; les doigts en paraissent vides; il n'y a qu'un mouvement léger du pouce: homme vivant ne l'a jamais vue. A la grosseur du dedans, et à tout ce qu'on en voit, il paraît que c'est une patte de crabe ou de homard...

Néanmoins, la vie mondaine et les réceptions continuaient à l'hôtel de Brancas, et, le 28 juillet 1750, le bail de 1742 étant expiré, MM. de Brancas père et fils le renouvelaient pour neuf années, au même prix de 8.000 livres par an.

Peu de jours après, le 9 août, le maréchal mourait subitement, frappé probablement par une dernière attaque, provoquée, disait-on, par une indigestion. Le duc de Luynes inscrivait sur son Journal (2) :

J'appris avant-hier la mort de M. le maréchal de Brancas; il avait environ quatre-vingts ans... Il était presque en enfance depuis plusieurs années. Il s'était donné une indigestion avec des figues à la glace.

Par la mort de son père, le comte de Forcalquier devenait Grand d'Espagne, car ce titre était héréditaire, et recueillait la lieutenance-générale du Gouvernement de Provence. Il voulut être seul possesseur de son hôtel, dont

(1) Mémoires de Saint-Simon (éd. Chéruel), t. VIII, p. 225. (2) Mémoires du duc de Luynes, t. X, p. 306.

la moitié pouvait revenir à la succession du maréchal, et, par contrat du 17 décembre 1750 avec les Carmes, il fit un nouveau bail en son nom personnel. Mais sa santé déclinait de plus en plus, et il mourut à son tour dans son hôtel de la rue du Cherche-Midi, le 3 février 1753, à l'âge de quarante-trois ans (1). D'Alembert n'aimait pas les Brancas et surtout M. de Forcalquier qui, disait-il, « était fort élevé contre lui »; aussi écrivait-il le 16 février à Mme du Deffand:

Pour celui-là, il est mort, Dieu merci! et nous n'entendrons plus dire à tout le monde : Comment se porte M. de Forcalquier? comme s'il était question de Turenne ou de Newton!

Le comte de Forcalquier ne laissait pas d'enfants. Sa veuve continua-t-elle d'habiter l'hôtel de Brancas au moins jusqu'à sa relocation, en 1755? Nous l'ignorons. Mais nous savons qu'elle ne cessa pas de fréquenter la Cour et d'y faire figure. Elle resta d'abord l'intime amie de Mme du Deffand qui lui donna le nouveau surnom de Bellissima, puis, en 1770, elle se brouilla avec la marquise en s'attachant au parti du duc d'Aiguillon et de la Du Barry. En 1773, elle y gagna d'être nommée dame d'honneur de la comtesse d'Artois, mais, en 1774, partageant la disgrâce du duc d'Aiguillon, elle donna sa démission, et ne fit plus parler d'elle. Elle vécut pourtant encore

(1) Extrait du registre des décès de la paroisse Saint-Sulpice :

Le 4 février 1753 a été fait le convoi et enterrement de très haut et très puissant seigneur Ms Louis Bufile de Brancas, comte de Folcalquier, prince de Nizare, seigneur de Robion, Vitrolles, Montjustin et le Castelet, Grand d'Espagne de première classe, lieutenant général pour Sa Majesté au gouvernement de Provence, mort hier en son hôtel, rue du Cherche-Midi, âgé de quarante-trois ans. (Arch. de la Seine.)

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