Page images
PDF
EPUB

bre, portant le prénom de Bufile, s'était établi en France au XIVe siècle, et avait été gratifié par le pape de la souveraineté de l'île de Nizzaro (ou Nazaria), dans l'Archipel. Louis de Brancas, de la branche de Forcalquier, né en 1672, avait eu une carrière militaire et diplomatique des plus brillantes. Il avait fait toutes les campagnes à partir de 1692 et y avait gagné bravement ses grades. Puis, bien vu à la Cour, y avait été nommé ambassadeur en Espagne avec la mission délicate de combattre l'influence dangereuse de la princesse des Ursins. Il y déploya tant d'adresse qu'à deux reprises il fut encore chargé de missions en Espagne, reçut le titre de Grand d'Espagne, la décoration de la Toison d'or, fut gratifié de diverses fonctions lui rapportant près de de 80.000 livres par an, et finalement, en 1741, venait d'être nommé maréchal de France. SaintSimon faisait ainsi son portrait (1):

Jamais il ne négligea aucun des chemins qui le pouvaient conduire à la fortune. Mme de Maintenon fut sa protectrice; il fut très bien avec M. et Mme du Maine qu'il cultiva dans tous les temps, et sut n'en être pas moins bien avec M. le duc d'Orléans. Il parvint à manger également au râtelier de la guerre et à celui de la cour, et les faire servir réciproquement l'un à l'autre. Aussi avait-il de l'esprit, encore plus d'art, d'adresse et de manège, avec une ambition insatiable qui ne lui a jamais laissé de repos. C'était un grand homme, fort bien fait, d'une figure avenante, avec des manières polies, aisées, entrantes, qui ne faisait jamais rien sans dessein, et qui, aîné de quinze ou seize frères ou sœurs, avec sept ou huit mille livres de rente entre eux tous, devenu conseiller d'État d'épéc, chevalier du Saint-Esprit et de la Toison, lieutenant général de Provence, gouverneur de Nantes et tenant les États de Bretagne, Grand d'Espagne et maréchal de France, avec un

(1) Mémoires de Saint-Simon, pub. par Chéruel (éd. Hachette, t. VIII, P. 224).

grand mariage pour son fils, l'archevêché d'Aix et l'évèché de Lisieux pour ses frères, se mourait de douleur de n'être pas ministre d'État, duc et pair, et gouverneur de Merle Dauphin.

Tel était le personnage considérable qui fut le premier habitant de cet hôtel célèbre qu'on a eu le tort d'appeler parfois l'hôtel de Verrue, car il n'existait même pas du vivant de la comtesse. Ce fut l'hôtel de Brancas, et jusqu'à sa démolition il en avait conservé les insignes.

Le maréchal, marié à une fille du duc de Villars-Brancas était veuf depuis peu de temps. Il avait eu huit enfants, mais plusieurs étaient morts en bas-âge, et l'aîné de ses fils survivants était Louis-Bufile, né en 1710, nommé comte de Forcalquier, signataire du bail avec lui. Celui-ci, brillant officier, était en même temps l'un des jeunes hommes les plus spirituels de la Cour. On disait même qu'il avait trop d'esprit, car il en abusait aux dépens de ceux qu'il se plaisait à poursuivre de ses épigrammes. Mme du Deffand le dépeignait ainsi (1):

La figure de M. de Forcalquier sans être fort régulière est assez agréable; sa physionomie, sa contenance, jusqu'à la négligence de son maintien, tout est noble en lui; ses yeux sont ouverts, riants, spirituels; il a l'assurance que donnent l'esprit, la naissance et le grand usage du monde. Son imagination est d'une vivacité, d'une chaleur, d'une fécondité admirables; elle domine toutes les autres qualités de son esprit, mais il se laisse trop aller au désir de briller... Sa conversation n'est que traits, épigrammes et bons mots... On le quitte mécontent de soi et de lui, et ceux dont il a blessé la vanité s'en vengent en lui donnant la réputation de méchanceté.

Et le Président Hénault écrivait plus tard (2) :

(1) Correspondance de Mm du Deffand, t. II, p. 744. (2) Mémoires du Président Hénault, p. 183.

M. de Forcalquier avait beaucoup plus d'esprit qu'il n'en faut. Mme de Flamarens disait qu'il éclairait une chambre en y entrant; gai, un ton noble et facile, un peu avantageux, peignant avec feu tout ce qu'il racontait, et ajoutant quelquefois aux objets ce qui pouvait leur manquer pour les rendre agréables et plus piquants.

Enfin, Voltaire, surpris un jour d'entendre Forcalquier raisonner même de philosophie, lui adressait une petite épitre se terminant ainsi (1):

L'esprit, l'imagination,

Les grâces, la plaisanterie,

L'amour du vrai, le goût du bon,
Voilà votre philosophie.

Si quelque secte a le mérite

De fixer votre esprit divin,

C'est l'école de Démocrite,

Qui se moquait du genre humain.

C'était l'enfant gâté de la duchesse de Saint-Pierre qui rachetait par les grâces de l'esprit la perte de la jeunesse, mais le comte de Forcalquier ayant atteint la trentaine, jugea bon de faire un beau mariage, et, au commencement de 1742 il était sur le point d'épouser une sémillante et riche jeune veuve, Marie-Françoise-Renée de Carbonnel de Canisy, veuve du marquis d'Antin. Le vieux maréchal lui fit obtenir la survivance de sa charge de lieutenant général de la Provence, rapportant 27.000 livres par an, et le père et le fils s'associèrent pour la location et l'installation du bel hôtel construit par les Carmes.

Le mariage de Louis-Bufile de Brancas, comte de Forcalquier, eut lieu le 6 mars 1742, le lendemain même de la signature du bail de l'hôtel. Alors commença pour cette

(1) Œuvres de Voltaire, t. XII, p. 466.

maison une brillante période. La jeune comtesse était fort séduisante. Lorsqu'elle fut présentée officiellement à la Cour par la duchesse de Villars-Brancas, en juillet 1742, ce fut un émerveillement. Le duc de Luynes inscrivit sur son Journal (1):

me

On ne peut pas être plus jolie que l'est Me de Forcalquier; elle est petite mais fort bien faite, un beau teint, un visage rond, de grands yeux, un très beau regard, et tous les mouvements de son visage l'embellissent.

En même temps elle était spirituelle, primesautière et coquette. Le salon de l'hôtel de Brancas fut bientôt le rendez-vous de tous les beaux esprits attirés par le charme et les amusantes vivacités de la comtesse, autant que par les causeries étincelantes du comte de Forcalquier. On y rencontra assidûment l'aimable Président Hénault et sa fidèle amie Mme du Deffand, qui n'était pas encore aveugle, le comte de Maurepas, alors tout jeune ministre, le marquis et la marquise de Mirepoix, la duchesse de la Vallière, le marquis et la marquise de Flamarens, le duc de Nivernais, le marquis d'Ussé, l'académicien Duclos qui devint le commensal tellement nécessaire de la maison, qu'il eut son logis dans l'hôtel de Brancas et accompagnait M. de Forcalquier même aux eaux de Cauterets. A côté de MTM de Forcalquier, et l'aidant à faire les honneurs de son salon, était Mme de Rochefort, sa belle-sœur, qui, devenue veuve, avait trouvé asile chez son père, le maréchal de Brancas, et prenait activement sa part aux discussions où brillait son ami, le marquis d'Ussé.

Me du Deffand avait donné au comte de Forcalquier le surnom de Grand Chat, peut-être à cause des coups de

(1) Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 192.

« PreviousContinue »