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naissance, puisqu'au rebours de ce dernier, leur œuvre, leur succès est de soustraire la pensée humaine à la libre fantaisie de ses spéculations pour l'engager plus avant dans les lisières de l'utile? Et toute la secrète opposition de ces deux tendances ne s'accuse-t-elle pas soudain lorsque Mercier, qui pousse toujours à outrance le courage de son opinion, laisse entendre qu'il se range à l'avis de Rousseau, donnant la préférence au cordonnier sur le poète1?

V

L'homme recueille naturellement le fruit des semences répandues dans l'âme de l'enfant. Ne détournant jamais ses regards de la loi morale, non seulement il remplit en conscience tous ses devoirs, mais encore le juste et le vrai sont la seule mesure de ses opinions. Ce n'est pas à une intelligence ainsi formée que la vanité, le respect humain, le désir de paraître en feraient jamais accroire. De là, dans ses actions et ses pensées, une rectitude, une sécurité dignes de louange, sans aucun doute, mais où l'on ne peut, ce me semble, s'empêcher de sentir un peu trop le contentement de soi. Chez des êtres fragiles et faillibles, le bon vouloir a quelque chose de mal assuré, de menacé qui touche davantage le cœur.

Considérons dans l'exercice de leurs professions nos descendants de 2440. Quelle conscience et quelle fidélité! Le médecin ne craint plus, comme au temps de Mercier, de retrousser ses manches, de mettre lui-même la main à la tâche, ni de monter l'escalier des mansardes. Il donne ses soins à tous ceux qui l'appellent. S'il s'agit d'un indigent, c'est l'État qui paie. On tient registre des malades morts ou guéris. Le patient vient-il à succomber, le médecin est tenu de justifier ses ordonnances. D'ailleurs, les progrès de son art, on le pense bien, en ont notablement diminué les incertitudes. L'inoculation universellement pratiquée sauve un grand nombre de vies. De même on a des spécifiques contre la phtisie et l'hydropisie. On sait impunément dis

1. De J.-J. R., 1, 24-25.

soudre la pierre. Mieux encore, l'hygiène réussit, en grande partie, à supplanter la médecine. Chacun se conforme aux exigences de sa complexion et, par dessus tout, observe la tempérance'.

La raison et la conscience, qui réussissent si bien aux médecins, à leurs clients, et qui simplifient la tâche aux uns et aux autres, font merveille également dans les tribunaux. D'abord, les lois baroques et disparates du vieux temps. n'existent plus. Là-dessus les prédictions de Mercier tombent particulièrement juste. « Il est venu des hommes assez intelligents, assez amis de leurs semblables, assez courageux pour méditer une refonte entière et, d'une masse bizarre, en faire une statue exacte et bien proportionnée. »> Ce n'est pas sans orgueil qu'après la promulgation du Code civil Mercier devait se rappeler ce passage. Non moins que les lois, la procédure a changé. « La justice a parlé par la voix de la nature... Ses préceptes ont été sages, clairs, distincts. Tous les cas généraux ont été prévus et comme entraînés par la loi. Les cas particuliers en dérivent naturellement... et la droiture, plus savante que la jurisprudence elle-même, applique la probité pratique à tous les événements... >> Aussi les procès ne trainent-ils plus en longueur un an suffit à vider les plus obscurs, grâce aux lois et à leurs interprètes. Naturellement on a supprimé les sangsues qui vivaient de la chicane : les procureurs sont abolis. Les avocats ne mettent dans leurs plaidoyers ni subtilité ni emphase. Ils exposent laconiquement la cause avec toute la simplicité qui nait de la conviction. C'est que, d'avance, ils ont jugé. Tout cas qui leur parait mauvais est impitoyablement refusé; si bien que le méchant n'a rien à espérer du tribunal, voulût-il y porter lui-même sa prétention, ce qui est, d'ailleurs, son droit.

Voilà les professions libérales: par elles, on peut juger du reste. Partout règnent au même degré l'application à la tâche, la docilité à la conscience. L'état préféré de presque tous les citoyens est l'agriculture. « Trois choses sont spécialement en honneur parmi nous : faire un enfant, ensemencer un champ et bâtir une maison », c'est-à-dire fonder une famille. et la nourrir, destinée primordiale de l'homme dont les

1. 1, 92-101, 11, 46.

2. 1, 104-108.

mensonges et les vanités d'antan ne le détournent plus. Aussi nous trace-t-on de l'état des campagnes, de la prospérité des populations, de la douceur des mœurs, un tableau digne de l'Age d'or. « La tâche est modérée, et dès qu'elle est finie, la joie recommence.... On allait autrefois chercher le plaisir dans les villes, on va aujourd'hui le chercher dans les villages. >>

Tous ces beaux résultats ne sont pas plus difficiles à réaliser qu'à prévoir: il y suffit cette simple condition que toute malice, tout principe d'erreur soit banni du cœur de l'homme. Cependant, pour aisée qu'on nous représente la tache, elle n'a pas les grâces de l'inconscient. Cette vertu est trop en étalage, se propose trop en exemple. Il y a du pédagogue dans ces êtres d'élite. Non contents de faire le bien, ils en raisonnent et en écrivent. La littérature n'a pas d'autre objet que la morale partant elle est, comme la morale, du ressort de tous. Sans être auteur de profession, <«< chacun écrit ce qu'il pense dans ses meilleurs moments, et rassemble à un certain âge les réflexions les plus épurées qu'il a eues pendant sa vie », puis il en compose un livre. Le jour de ses funérailles, lecture en est faite à haute voix, et les enfants recueillent pieusement ce bréviaire de morale privée comme le portrait de l'âme de leur père et comme un complément toujours continué à leurs archives de famille'. Parler de soi au public, nous nous y entendons déjà assez bien, de sorte qu'éloignés, comme nous le sommes encore, de mœurs si parfaites, nous savons toutefois par expérience tout ce qu'a de fâcheux la tentation de se mirer dans ses écrits? En 2440, il est vrai, rien que d'« épuré » ne trouvera place dans les confidences intimes; et, malgré la réserve qu'elle suggère, l'idée de Mercier ne laisse pas d'être belle. Ecrire, parce qu'on a quelque chose à dire, et non par métier, n'est-ce point le meilleur, le plus noble emploi de la plume? Ce zèle pour la vertu manifesté par un hommage testamentaire qui répond à la pratique de toute une vie, ne nous trompons-nous pas, après tout, en y apercevant une sorte d'indiscrétion, quelque chose qui ressemble à de la forfanterie? Peut-être devons-nous cette impression au spec

1. 1, 207, 209.

2. 1, 73.

tacle d'une société fort imparfaite, où le bien et le mal vivent en état de contraste, peut-être la persistance, l'obsession de tant de bons exemples ne nous importune-t-elle que parce qu'elle nous humilie. Il n'est que de généraliser : quand tous ont même affaire et même langage, nul ne reproche à son voisin de vouloir le régenter, nul ne l'accuse de jactance, ils sont à l'unisson. Qu'on se rappelle à cet égard les premiers chrétiens ou les Quakers réunis autour de Guillaume Penn. Rivalisant entre eux d'émulation à bien vivre, aucun ne souhaitait aux autres un zèle plus contenu. Ainsi, dans la société idéale rêvée par Mercier, personne ne connaîtra les pudeurs de la foi morale réduite à se taire, faute de se sentir partagée.

Dans un pays où tous les citoyens professent et pratiquent le même culte, la religion est chose d'État. Pareillement ici la morale. La société veille avec grand soin aux sentiments, aux principes de ses membres : au même titre elle a charge de leur vertu et de leur bonheur. A cet effet, il existe des Censeurs, c'est-à-dire « des admonesteurs qui portent partout le flambeau de la raison et qui guérissent les esprits indociles ou mutinés, en employant tour à tour l'éloquence du cœur, la douceur et la raison ». Malgré tant de bons offices, un endurci vient-il à écrire un livre où sont exposés « des principes dangereux, opposés à la saine morale, à cette morale universelle qui parle à tous les cœurs », pour sa punition, on lui fait porter un masque, « afin de cacher sa honte jusqu'à ce qu'il l'ait effacée en écrivant des choses plus raisonnées et plus sages ». Ce n'est pas tout, «< chaque jour, deux citoyens vertueux vont lui rendre visite, combattre ses opinions erronées avec les armes de la douceur et de l'éloquence, écouter ses objections, y répondre et l'engager à se rétracter dès qu'il sera convaincu. Alors, il sera réhabilité ». Sans doute on n'use pas de la prison ni de l'amende contre les délits de conscience. Ce serait oppressif. On a même aboli la censure préventive. Chacun imprime ce que bon lui semble. Seulement « le public le frappe d'opprobre s'il contredit les principes sacrés qui servent de base à la conduite et à la probité des hommes,..... c'est lui en même temps, qui le soutient s'il a avancé quelque

1. 1, 217.

vérité neuve, propre à réprimer certains abus. Enfin la voix publique est seule juge dans ces sortes de cas. » Mais, comme on le voit, sa juridiction n'a rien de fictif. Pour n'user d'autre moyen que de la persuasion, la morale d'État entend assez bien son office de tyrannie. C'est de la sorte qu'on évangélisait les hérétiques, au moins dans les heures de douceur, sans injonctions rebutantes, mais sans respect du libre arbitre. Après avoir imaginé ce beau système, Mercier s'exalte « La liberté de la presse est la vraie mesure de la liberté civile. » Rien n'est si vrai dans sa doctrine, l'une est tout à l'avenant de l'autre. La vertu seule règne, mais rien ne se dérobe à sa dictature. Pourvu qu'on adhère aux vérités obligatoires, il est, d'ailleurs, permis de tout écrire sur les hommes et les choses. Aucune satire n'est prohibée. Le gouvernement est « si éclairé et si sage qu'il se sent hors d'atteinte1».

Sous un régime aussi attentif à la pureté des consciences, les gens de lettres ne sauraient être oubliés. Nous savons déjà ce que Mercier pense de leur rôle social. De son temps, ceux-ci étaient, observe-t-il, méconnus ou calomniés, victimes du mépris envieux des grands et de l'ignorante sottise du public; ils n'en sont pas moins les premiers auteurs de la félicité qui a succédé aux maux de jadis, ils ont flétri la tyrannie, plaint les misères du peuple, plaidé la cause de l'humanité, abattu la superstition, travaillé à l'affranchissement. Aussi leurs faiblesses demeurent-elles absoutes. << Nous ne voyons que cette masse de lumières qu'ils ont formée, agrandie. C'est un soleil moral qui ne s'éteindra plus qu'avec le flambeau de l'univers'. » Leurs heureux héritiers sont devenus les citoyens les plus considérables de la nation. On en a fait des fonctionnaires supérieurs, investis de la charge d'émouvoir et d'attendrir leurs semblables, quelque chose comme le département de la sensibilité publique. « C'est à eux que l'État a confié le soin de développer ce principe des vertus.» Partant, la littérature est chose officielle, comme la morale à qui elle sert uniquement d'organe. Le mérite de la littérature, la mesure

1. 1, 65-70.

2. 1, 379.

3. 1, 374.

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