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>> mais contenus d'abord par des règlemens sages, protégés ensuite et même considérés dès qu'ils en seroient

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dignes, enfin absolument placés sur la même ligne » que les autres citoyens, cette ville auroit bientôt l'avantage de posséder ce qu'on croit si rare, et qui >> ne l'est que par notre faute, une troupe de comédiens >> estimables. Ajoutons que cette troupe deviendroit » bientôt la meilleure de l'Europe: plusieurs personnes pleines de goût et de dispositions pour le théâtre, et qui craignent de se déshonorer parmi nous en s'y li>> vrant, accourroient à Genève, pour cultiver non-seu>>lement sans honte, mais même avec estime, un talent » si agréable et si peu commun. Le séjour de cette ville, >> que bien des François regardent comme triste par la privation des spectacles, deviendroit alors le séjour » des plaisirs honnêtes, comme il est celui de la philosophie et de la liberté; et les étrangers ne seroient plus surpris de voir que, dans une ville où les spec>> tacles décens et réguliers sont défendus, on permette >> des farces grossières et sans esprit, aussi contraires >> au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Ce n'est pas tout: » peu à peu l'exemple des comédiens de Genève, la régularité de leur conduite, et la considération dont

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» elle les feroit jouir, serviroient de modèle aux comédiens des autres nations, et de leçon à ceux qui les » ont traités jusqu'ici avec tant de rigueur et même >> d'inconséquence. On ne les verroit pas d'un côté pen»sionnés par le gouvernement, et de l'autre un objet » d'anathème : nos prêtres perdroient l'habitude de les excommunier, et nos bourgeois de les regarder avec mépris et une petite république auroit la gloire

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» d'avoir réformé l'Europe sur ce point, plus impor>> tant peut-être qu'on ne pense. »

Voilà certainement le tableau le plus agréable et le plus séduisant qu'on pût nous offrir; mais voilà en même temps le plus dangereux conseil qu'on pût nous donner. Du moins, tel est mon sentiment ; et mes raisons sont dans cet écrit. Avec quelle avidité la jeunesse de Genève, entraînée par une autorité d'un si grand poids, ne se livrera-t-elle point à des idées auxquelles elle n'a déjà que trop de penchant! Combien, depuis la publication de ce volume, de jeunes Genevois, d'ailleurs bons citoyens, n'attendent-ils que le moment de favoriser l'établissement d'un théâtre, croyant rendre un service à la patrie, et presque au genre humain ! Voilà le sujet de mes alarmes, voilà le mal que je voudrois prévenir. Je rends justice aux intentions de M. d'Alembert, j'espère qu'il voudra bien la rendre aux miennes; je n'ai pas plus d'envie de lui déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperois, ne dois-je pas agir, parler, selon ma conscience et mes lumières? Ai-je dû me taire ? l'ai-je pu, sans trahir mon devoir et ma patrie?

Pour avoir droit de garder le silence en cette occasion, il faudroit que je n'eusse jamais pris la plume sur des sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fit trente ans mon bonheur, il faudroit avoir toujours su t'aimer; il faudroit qu'on ignorât que j'ai eu quelques liaisons avec les éditeurs de l'Encyclopédie, que j'ai fourni quelques articles à l'ouvrage, que mon nom se trouve avec ceux des auteurs; il faudroit que mon zèle pour mon pays fût moins connu, qu'on supposât que

l'article Genève m'eût échappé, ou qu'on ne pût inférer de mon silence que j'adhère à ce qu'il contient ! Rien de tout cela ne pouvant être, il faut donc parler: il faut que je désavoue ce que je n'approuve point, afin qu'on ne m'impute pas d'autres sentimens que les miens. Mes compatriotes n'ont pas besoin de mes conseils, je le sais bien; mais moi, j'ai besoin de m'honorer, en montrant que je pense comme eux sur nos maximes. Je n'ignore pas combien cet écrit, si loin de ce qu'il devroit être, est loin même de ce que j'aurois pu faire en de plus heureux jours. Tant de choses ont eoncouru à le mettre au-dessous du médiocre où je pouvois autrefois atteindre, que je m'étonne qu'il ne soit pas pire encore. J'écrivois pour ma patrie : s'il étoit vrai que le zèle tînt lieu de talent, j'aurois fait mieux que jamais; mais j'ai vu ce qu'il falloit faire, et n'ai pu l'exécuter. J'ai dit froidement la vérité : qui est-ce qui se soucie d'elle? Triste recommandation pour un livre! Pour être utile il faut être agréable; et ma plume a perdu cet art-là. Tel me disputera malignement cette perte. Soit cependant je me sens déchu, et l'on ne tombe pas au-dessous de rien.

Premièrement, il ne s'agit plus ici d'un vain babil de philosophie, mais d'une vérité de pratique importante à tout un peuple. Il ne s'agit plus de parler au petit nombre, mais au public; ni de faire penser les autres, mais d'expliquer nettement ma pensée. Il a donc fallu changer de style: pour me faire mieux entendre à tout le monde, j'ai dit moins de choses en plus de mots; et voulant être clair et simple, je me suis trouvé lâche et diffus.

Je comptois d'abord sur une feuille ou deux d'impression tout au plus : j'ai commencé à la hâte ; et mon sujet s'étendant sous ma plume, je l'ai laissée aller sans contrainte. J'étois malade et triste; et, quoique j'eusse grand besoin de distraction, je me sentois si peu en état de penser et d'écrire, que, si l'idée d'un devoir à remplir ne m'eût soutenu, j'aurois jeté cent fois mon papier au feu. J'en suis devenu moins sévère à moimême. J'ai cherché dans mon travail quelque amusement qui me le fit supporter. Je me suis jeté dans toutes les digressions qui se sont présentées, sans prévoir combien, pour soulager mon ennui, j'en préparois peut-être au lecteur.

Le goût, le choix, la correction, ne sauroient se trouver dans cet ouvrage. Vivant seul, je n'ai pu le montrer à personne. J'avois un Aristarque sévère et judicieux ; je ne l'ai plus, je n'en veux plus (1): mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu'à mes écrits.

La solitude calme l'âme et apaise les passions que le désordre du monde a fait naître. Loin des vices qui

(1) Ad amicum etsi produxeris gladium, non desperes; est enim regressus. Ad amicum si aperueris os triste, non timeas; est enim concordatio: excepto convicio, et improperio, et superbid, et mysterii revelatione, et plagá dolosá; in his omnibus effugiet amicus. Ecclesiastic. xxII, 26, 27. (*)

(*) « Si vous avez tiré l'épée contre votre ami, n'en désespérez pas; car il y a moyen de revenir. Si vous l'avez attristé par vos paroles, ne craignez rien, il est possible encore de vous réconcilier avec lui. Mais pour l'outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la plaie faite à son cœur en trahison, point de grâce à ses yeux : il s'éloignera sans retour. >> Cette traduction est de Marmontel (Mémoires, Livre v11).

nous irritent, on en parle avec moins d'indignation; loin des maux qui nous touchent, le cœur en est moins ému. Depuis que je ne vois plus les hommes, j'ai presque cessé de haïr les méchans. D'ailleurs le mal qu'ils m'ont fait à moi-même m'ôte le droit d'en dire d'eux. Il faut désormais que je leur pardonne, pour ne leur pas ressembler. Sans y songer, je substituerois l'amour de la vengeance à celui de la justice: il vaut mieux tout oublier. J'espère qu'on ne me trouvera plus cette âpreté qu'on me reprochoit, mais qui me faisoit lire; je consens d'être moins lu, pourvu que je vive en paix.

A ces raisons il s'en joint une autre plus cruelle, et que je voudrois en vain dissimuler; le public ne la sentiroit que trop malgré moi. Si, dans les essais sortis de ma plume, ce papier est encore au-dessous des autres, c'est moins la faute des circonstances que la mienne; c'est que je suis au-dessous de moi-même. Les maux du corps épuisent l'âme : à force de souffrir elle perd son ressort. Un instant de fermentation passagère produisit en moi quelque lueur de talent : il s'est montré tard, il s'est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans le néant. Je n'eus qu'un moment; il est passé ; j'ai la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillerez mon ombre; car, pour moi, je ne suis plus.

A Montmorency, le 20 mars 1758.

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