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comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens.

Dat veniam corvis, vexat censura columbas. (*)

Voilà l'esprit général de Molière et de ses imitateurs. Ce sont des gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la vertu ; de ces gens, disoit un ancien, qui savent bien moucher la lampe, mais qui n'y mettent jamais d'huile.

Voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l'ordre de la société; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée, comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfans, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs! Il fait rire, il est vrai, et n'en devient que plus coupable, en forçant, par un charme invincible, les sages mêmes de se prêter à des railleries qui devroient attirer leur indignation. J'entends dire qu'il attaque les vices; mais je voudrois bien que l'on comparât ceux qu'il attaque avec ceux qu'il favorise. Quel est le plus blâmable d'un bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le gentilhomme, ou du gentilhomme fripon qui le dupe? Dans la pièce dont je parle, ce dernier n'est-il pas l'honnête homme? n'a-t-il pas pour lui l'intérêt? et le public n'applaudit-il pas à tous les tours qu'il fait à l'autre? Quel est

(*) JUVENAL., Sat. II, v. 63.

le plus criminel d'un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d'une femme qui cherche à déshonorer son époux? Que penser d'une pièce où le parterre applaudit à l'infidélité, au mensonge, à l'impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni? C'est un grand vice d'être avare et de prêter à usure; mais n'en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultans reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d'un air goguenard qu'il n'a que faire de ses dons? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable? et la pièce où l'on fait aimer le fils insolent qui l'a faite en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ?

Je ne m'arrêterai point à parler des valets. Ils sont condamnés par tout le monde (1); et il seroit d'autant moins juste d'imputer à Molière les erreurs de ses modèles et de son siècle, qu'il s'en est corrigé lui-même. Ne nous prévalons ni des irrégularités qui peuvent se trouver dans les ouvrages de sa jeunesse, ni de ce qu'il y a de moins bien dans ses

(1) Je ne décide pas s'il faut en effet les condamner. Il se peut que les valets ne soient plus que les instrumens des méchancetés des maîtres, depuis que ceux-ci leur ont ôté l'honneur de l'invention. Cependant je douterois qu'en ceci l'image trop naïve de la société fût bonne au théâtre. Supposé qu'il faille quelques fourberies dans les pièces, je ne sais s'il ne vaudroit pas mieux que les valets seuls en fussent chargés, et que les honnêtes gens fussent aussi des gens honnêtes au moins sur la scène.

autres pièces, et passons tout d'un coup à celle qu'on reconnoît unanimement pour son chef-d'œuvre ; je veux dire, le Misanthrope.

Je trouve que cette comédie nous découvre mieux qu'aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre, et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent sur ce goût il s'est formé un modèle, et sur ce modèle un tableau des défauts contraires, dans lequel il a pris ses caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses pièces. Il n'a donc point prétendu former un honnête homme, mais un homme du monde; par conséquent il n'a point voulu corriger les vices, mais les ridicules; et, comme j'ai déjà dit, il a trouvé dans le vice même un instrument très-propre à y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l'homme aimable, de l'homme de société, après avoir joué tant d'autres ridicules, il lui restoit à jouer celui le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c'est ce qu'il a fait dans le Misanthrope.

que

Vous ne sauriez me nier deux choses: l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. On pourroit dire qu'il a joué dans

Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. A cela je réponds qu'il n'est pas vrai qu'il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de misanthrope en impose, comme si celui qui le porte étoit ennemi du genre humain. Une pareille haine ne seroit pas un défaut, mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices. Le vrai misanthrope est un monstre. S'il pouvoit exister, il ne feroit pas rire, il feroit horreur. Vous pouvez avoir vu à la Comédie italienne une pièce intitulée, La vie est un songe. Si vous vous rappelez le héros de cette pièce, voilà le vrai misanthrope. (*)

Qu'est-ce donc que le misanthrope de Molière? Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains; qui, précisément parce qu'il aime ses semblables, hait en eux les maux qu'ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l'ouvrage. S'il étoit moins touché des erreurs de l'humanité, moins indigné des iniquités qu'il voit, seroit-il plus humain lui-même ? Autant vaudroit soutenir qu'un tendre père aime mieux les enfans d'autrui que les siens, parce qu'il

(*) On ignore le nom de l'auteur italien de cette pièce représentée en 1717, et qui a été imprimée (Paris, Coustelier, 1718) avec une traduction françoise en regard par Gueullette. Boissy en a fait une imitation sous le même titre, en trois actes et en vers, représentée en 1732, et qui fait partie du recueil de ses OEuvres en 9 vol. in-8°.

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s'irrite des fautes de ceux-ci, et ne dit jamais rien

aux autres.

Ces sentimens du misanthrope sont parfaitement développés dans son rôle. Il dit, je l'avoue, qu'il a conçu une haine effroyable contre le genre humain. Mais en quelle occasion le dit-il (1)? Quand, outré d'avoir vu son ami trahir lâchement son sentiment et tromper l'homme qui le lui demande, il s'en voit encore plaisanter lui-même au plus fort de sa colère. Il est naturel que cette colère dégénère en emportement et lui fasse dire alors plus qu'il ne pense de sang-froid. D'ailleurs, la raison qu'il rend de cette haine universelle en justifie pleinement la cause :

Les uns parce qu'ils sont méchans,

Et les autres pour être aux méchans complaisans.

Ce n'est donc pas des hommes qu'il est ennemi, mais de la méchanceté des uns et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S'il n'y avoit ni fripons ni flatteurs, il aimeroit tout le genre humain. Il n'y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens; ou plutôt les vrais misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi; car, au

(1) J'avertis qu'étant sans livres, sans mémoire, et n'ayant pour tous matériaux qu'un confus souvenir des observations que j'ai faites autrefois au spectacle, je puis me tromper dans mes citations et renverser l'ordre des pièces. Mais quand mes exemples seroient peu justes, mes raisons ne le seroient pas moins, attendu qu'elles ne sont point tirées de telle ou telle pièce, mais de l'esprit général du théâtre, que j'ai bien étudié.

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