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pu supporter dans une pareille tragédie. Sénèque n'a point mis d'amour dans la sienne et puisque l'auteur moderne a pu se résoudre à l'imiter dans tout le reste, il auroit bien dû l'imiter encore en cela. Assurément il faut avoir un cœur bien flexible pour souffrir des entretiens galans à côté des scènes d'Atrée.

Avant de finir sur cette pièce, je ne puis m'empêcher d'y remarquer un mérite qui semblera peutêtre un défaut à bien des gens. Le rôle de Thyeste est peut-être de tous ceux qu'on a mis sur notre théâtre le plus sentant le goût antique. Ce n'est point un héros courageux, ce n'est point un modèle de vertu; on ne peut pas dire non plus que ce soit un scélérat (1): c'est un homme foible, et pourtant intéressant, par cela seul qu'il est homme et malheureux. Il me semble aussi que, par cela seul, le sentiment qu'il excite est extrêmement tendre et touchant; car cet homme tient de bien près à chacun de nous, au lieu que l'héroïsme nous accable encore plus qu'il ne nous touche, parce que après tout nous n'y avons que faire. Ne seroit-il à désirer que nos sublimes auteurs daignassent descendre un peu de leur continuelle élévation, et nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante, de peur

pas

(1) La preuve de cela, c'est qu'il intéresse. Quant à la faute dont il est puni, elle est ancienne, elle est trop expiée ; et puis c'est peu de chose pour un méchant de théâtre, qu'on ne tient point pour tel s'il ne fait frémir d'horreur.

que, n'ayant de la pitié que pour des héros malheureux, nous n'en ayons jamais pour personne? Les anciens avoient des héros, et mettoient des hommes sur leurs théâtres; nous, au contraire, nous n'y mettons que des héros, et à peine avons-nous des hommes. Les anciens parloient de l'humanité en phrases moins apprêtées; mais ils savoient mieux l'exercer. On pourroit appliquer à eux et à nous un trait rapporté par Plutarque (1), et que je ne puis m'empêcher de transcrire. Un vieillard d'Athènes cherchoit place au spectacle et n'en trouvoit point;

de jeunes gens, le voyant en peine, lui firent signe

de loin; il vint; mais ils se serrèrent et se moquèrent de lui. Le bon homme fit ainsi le tour du théâtre, fort embarrassé de sa personne et toujours hué de la belle jeunesse. Les ambassadeurs de Sparte s'en aperçurent, et, se levant à l'instant, placèrent honorablement le vieillard au milieu d'eux. Cette action fut remarquée de tout le spectacle, et applaudie d'un battement de mains universel. Eh! que de maux! s'écria le bon vieillard d'un ton de douleur: les Athéniens savent ce qui est honnête, mais les Lacédémoniens le pratiquent. Voilà la philosophie moderne et les mœurs anciennes. Je reviens à mon sujet. Qu'apprend-on dans Phèdre et dans OEdipe, sinon que l'homme n'est pas libre, et que le ciel le punit des crimes qu'il lui fait commettre? Qu'ap

(*) Dicts notables des Lacédémoniens, §. 69.

prend-on dans Médée, si ce n'est jusqu'où la fureur de la jalousie peut rendre une mère cruelle et dénaturée? Suivez la plupart des pièces du ThéâtreFrançois; vous trouverez presque dans toutes des monstres abominables et des actions atroces, utiles, si l'on veut, à donner de l'intérêt aux pièces et de l'exercice aux vertus, mais dangereuses certainement, en ce qu'elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu'il ne devroit pas même connoître, et à des forfaits qu'il ne devroit pas supposer possibles. Il n'est pas même vrai que le meurtre et le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis, ou pardonnables. On a peine à ne pas excuser Phèdre incestueuse et versant le sang innocent: Syphax empoisonnant sa femme, le jeune Horace poignardant sa sœur, Agamemnon immolant sa fille, Oreste égorgeant sa mère, ne laissent pas d'être des personnages intéressans. Ajoutez que l'auteur, pour faire parler chacun selon son caractère, est forcé de mettre dans la bouche des méchans leurs maximes et leurs principes, revêtus de tout l'éclat des beaux vers et débités d'un ton imposant et sentencieux, pour l'instruction du parterre.

Si les Grecs supportoient de pareils spectacles, c'étoit comme leur représentant des antiquités nationales qui couroient de tous temps parmi le peuple, qu'ils avoient leurs raisons pour se rappeler sans cesse, et dont l'odieux même entroit dans leurs

vues. Dénuée des mêmes motifs et du même intérêt, comment la même tragédie peut-elle trouver parmi vous des spectateurs capables de soutenir les tableaux qu'elle leur présente, et les personnages quelle y fait agir? L'un tue son père, épouse sa mère, et se trouve le frère de ses enfans; un autre force un fils d'égorger son père; un troisième fait boire au père le sang de son fils. On frissonne à la seule idée des horreurs dont on pare la scène françoise pour l'amusement du peuple le plus doux et le plus humain qui soit sur la terre. Non.... je le soutiens, et j'en atteste l'effroi des lecteurs; les massacres des gladiateurs n'étoient pas si barbares que ces affreux spectacles. On voyoit couler du sang, il est vrai; mais on ne souilloit pas son imagination de crimes qui font frémir la nature.

Heureusement la tragédie, telle qu'elle existe, est si loin de nous, elle nous présente des êtres si gigantesques, si boursouflés, si chimériques, que l'exemple de leurs vices n'est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n'est utile, et qu'à proportion qu'elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. Mais il n'en est pas ainsi de la comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, et dont les personnages ressemblent mieux à des hommes. Tout en est mauvais et pernicieux, tout tire à conséquence pour les spectateurs; et le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c'est une suite de ce principe que

plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs. Mais, sans répéter ce que j'ai déjà dit de sa nature, je me contenterai d'en faire ici l'application, et de jeter un coup d'œil sur votre théâtre comique.

Prenons-le dans sa perfection, c'est-à-dire à sa naissance. On convient, et on le sentira chaque jour davantage, que Molière est le plus parfait auteur comique dont les ouvrages nous soient connus: mais qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce même Molière, des talens duquel je suis plus l'admirateur que personne, ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuses que les livres mêmes où l'on fait profession de les enseigner? Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt : ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent; ses vicieux sont des gens qui agissent, et que les plus brillans succès favorisent le plus souvent enfin l'honneur des applaudissemens, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit.

Examinez le comique de cet auteur: partout vous trouverez que les vices de caractère en sont l'instrument, et les défauts naturels le sujet ; que la malice de l'un punit la simplicité de l'autre, et que les sots sont les victimes des méchans : ce qui, pour n'être que trop vrai dans le monde, n'en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d'approbation,

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