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que Valérius-Asiaticus, accusé calomnieusement par l'ordre de Messaline, qui vouloit le faire périr, se défendit par-devant l'empereur d'une manière qui toucha extrêmement ce prince et arracha des larmes à Messaline elle-même. Elle entra dans une chambre voisine pour se remettre, après avoir, tout en pleurant, averti Vitellius à l'oreille de ne pas laisser échapper l'accusé. Je ne vois pas au spectacle une de ces pleureuses de loges si fières de leurs larmes que je ne songe à celles de Messaline pour ce pauvre Valérius-Asiaticus.

Si, selon la remarque de Diogène-Laërce, le cœur s'attendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des maux véritables; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne feroit la présence même des objets imités, c'est moins, comme le pense l'abbé du Bos, parce que les émotions sont plus foibles et ne vont pas jusqu'à la douleur (1), que parce qu'elles sont pures et sans mélange d'inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l'humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre; au lieu que les infortunés en personne

(1) Il dit que le poète ne nous afflige qu'autant que nous le voulons; qu'il ne nous fait aimer ses héros qu'autant qu'il nous plaît. Cela est contre toute expérience. Plusieurs s'abstiennent d'aller à la tragédie, parce qu'ils en sont émus au point d'en être incommodés; d'autres, honteux de pleurer au spectacle, y pleurent pourtant malgré eux; et ces effets ne sont pas assez rares pour n'être qu'une exception à la maxime de cet auteur.

exigeroient de nous des soins, des soulagemens, des consolations, des travaux, qui pourroient nous associer à leurs peines, qui coûteroient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d'être exemptés. On diroit que notre cœur se resserre, de peur de s'attendrir à nos dépens.

Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables et pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on encore à exiger de lui? N'est-il pas content de lui-même? Ne s'applaudit-il pas de sa belle âme? Ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit à la vertu par l'hommage qu'il vient de lui rendre? Que voudroit-on qu'il fit de plus? Qu'il la pratiquât lui-même ? Il n'a point de rôle à jouer : il n'est pas comédien.

Plus j'y refléchis, et plus je trouve que tout ce qu'on met en représentation au théâtre on ne l'approche pas de nous, on l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'Essex, le règne d'Élisabeth se recule à mes yeux de dix siècles; et si l'on jouoit un événement arrivé hier dans Paris, on me le feroit supposer du temps de Molière. Le théâtre a ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtemens. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l'on se croiroit aussi ridicule d'adopter les vertus de ses héros que de parler en vers et d'endosser un habit à la romaine. Voilà donc peu près à quoi servent tous ces grands sentimens et toutes ces brillantes maximes qu'on vante avec tant

à

d'emphase; à les reléguer à jamais sur la scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public, mais qu'il y auroit de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles et sans effet, tous les devoirs de l'homme; à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre, Dieu vous assiste!

On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la scène, et rapprocher dans la comédie le ton du théâtre de celui du monde : mais de cette manière on ne corrige pas les mœurs, on les peint; et un laid visage ne paroît point laid à celui qui le porte. Que si l'on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance et la nature, et le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules; et de là résulte un très-grand inconvénient, c'est qu'à force de craindre les ridicules, les vices n'effraient plus, et qu'on ne sauroit guérir les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire? Pourquoi, monsieur? Parce que les bons ne tournent point les méchans en dérision, mais les écrasent de leur mépris, et que rien n'est moins plaisant et risible que l'indignation de la vertu.

Le ridicule, au contraire, est l'arme favorite du vice. C'est par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le respect qu'on doit à la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte.

Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée de perfection qu'on nous veut donner de la forme des spectacles, dirigés vers l'utilité publique. C'est une erreur, disoit le grave Muralt ("), d'espérer qu'on y montre fidèlement les véritables rapports des choses: car, en général, le poète ne peut qu'altérer ces rapports pour les accommoder au goût du peuple. Dans le comique, il les diminue et les met au-dessous de l'homme; dans le tragique, il les étend pour les rendre héroïques, et les met au-dessus de l'humanité. Ainsi jamais ils ne sont à sa mesure, et toujours nous voyons au théâtre d'autres êtres que nos semblables. J'ajouterai que cette différence est si vraie et si reconnue, qu'Aristote en fait une règle dans sa Poétique (**): Comœdia enim deteriores, tragœdia meliores quam nunc sunt, imitari conantur. Ne voilà-t-il pas une imitation bien entendue, qui se propose pour objet ce qui n'est point, et laisse, entre le défaut et l'excès, ce qui est, comme une chose inutile? Mais qu'importe la vérité de l'imi

(*) Il est plus d'une fois question de cet écrivain dans la Nouvelle Héloïse. Voyez ci-devant, tome VI, page 353, et tome VII, page 463, notes.

(**) Chap. VI.

tation, pourvu que l'illusion y soit? Il ne s'agit que de piquer la curiosité du peuple. Ces productions d'esprit, comme la plupart des autres, n'ont pour but que les applaudissemens. Quand l'auteur en reçoit et que les acteurs les partagent, la pièce est parvenue à son but et l'on n'y cherche point d'autre utilité. Or, si le bien est nul, reste le mal; et comme celui-ci n'est pas douteux, la question me paroît décidée. Mais passons à quelques exemples qui puissent en rendre la solution plus sensible.

Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prouver en conséquence des précédentes, que le théâtre françois, avec les défauts qui lui restent, est cependant à peu près aussi parfait qu'il peut l'être, soit pour l'agrément, soit pour l'utilité; et que ces deux avantages y sont dans un rapport qu'on ne peut troubler sans ôter à l'un plus qu'on ne donneroit à l'autre, ce qui rendroit ce même théâtre moins parfait encore. Ce n'est pas qu'un homme de génie ne puisse inventer un genre de pièces préférable à ceux qui sont établis : mais ce nouveau genre, ayant besoin pour se soutenir des talens de l'auteur, périra nécessairement avec lui; et ses successeurs, dépourvus des mêmes ressources, seront toujours forcés de revenir aux moyens communs d'intéresser et de plaire. Quels sont ces moyens parmi nous? Des actions célèbres, de grands noms, de grands crimes, et de grandes vertus dans la tragédie; le comique et le plaisant dans la comédie; et toujours

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