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aimer, il est forcé de choisir celles que nous aimons. Ce que j'ai dit du genre des spectacles doit s'entendre encore de l'intérêt qu'on y fait régner. A Londres, un drame intéresse en faisant haïr les François; à Tunis, la belle passion seroit la piraterie ; à Messine, une vengeance bien savoureuse; à Goa, l'honneur de brûler des Juifs. Qu'un auteur (1) choque ces maximes, il pourra faire une fort belle pièce où l'on n'ira point: et c'est alors qu'il faudra taxer cet auteur d'ignorance, pour avoir manqué à la première loi de son art, à celle qui sert de base à toutes les autres, qui est de réussir. Ainsi le théâtre purge les passions qu'on n'a pas, et fomente celles qu'on a. Ne voilà-t-il pas un remède bien administré?

Il y a donc un concours de causes générales et particulières qui doivent empêcher qu'on ne puisse donner aux spectacles la perfection dont on les croit susceptibles, et qu'ils ne produisent les effets avantageux qu'on semble en attendre. Quand on supposeroit même cette perfection aussi grande qu'elle peut être, et le peuple aussi bien disposé qu'on voudra; encore ces effets se réduiroient-ils à rien, faute de moyens pour les rendre sensibles. Je ne sache que

(1) Qu'on mette, pour voir, sur la scène françoise un homme droit et vertueux, mais simple et grossier, sans amour, sans galanterie, et qui ne fasse point de belles phrases; qu'on y mette un sage sans préjugés, qui, ayant reçu un affront d'un spadassin, refuse de s'aller faire égorger par l'offenseur; et qu'on épuise tout l'art du théâtre pour rendre ces personnages intéressans comme le Cid au peuple françois : j'aurai tort si l'on réussit.

trois sortes d'instrumens à l'aide desquels on puisse agir sur les mœurs d'un peuple; savoir, la force des lois, l'empire de l'opinion, et l'attrait du plaisir. Or les lois n'ont nul accès au théâtre, dont la moindre contrainte feroit (1) une peine et non pas un amusement. L'opinion n'en dépend point, puisqu'au lieu de faire la loi au public, le théâtre la reçoit de lui; et, quant au plaisir qu'on y peut prendre, tout son effet est de nous y ramener plus souvent.

Examinons s'il en peut avoir d'autres. Le théâtre, me dit-on, dirigé comme il peut et doit l'être, rend la vertu aimable et le vice odieux. Quoi donc! avant qu'il y eût des comédies n'aimoit-on point les gens de bien? ne haïssoit-on point les méchans? et ces sentimens sont-ils plus foibles dans les lieux dépourvus de spectacles? Le théâtre rend la vertu plus aimable..... Il opère un grand prodige de faire ce que la nature et la raison font avant lui! Les méchans sont haïs sur la scène.... Sont-ils aimés dans la société, quand on les y connoît pour tels? Est-il bien sûr que

(1) Les lois peuvent déterminer les sujets, la forme des pièces, la manière de les jouer; mais elles ne sauroient forcer le public à s'y plaire. L'empereur Néron, chantant au théâtre, faisoit égorger ceux qui s'endormoient; encore ne pouvoit-il tenir tout le monde éveillé et peu s'en fallut que le plaisir d'un court sommeil ne coûtât la vie à Vespasien (*). Nobles acteurs de l'Opéra de Paris, ah! si vous eussiez joui de la puissance impériale, je ne gémirois pas maintenant d'avoir trop vécu !

(*) SUETON., in Vespas., cap. 4.

TACIT., Ann. xvi, 5.

cette haine soit plutôt l'ouvrage de l'anteur que des forfaits qu'il leur fait commettre? Est-il bien sûr que le simple récit de ces forfaits nous en donneroit moins d'horreur que toutes les couleurs dont il nous les peint? Si tout son art consiste à nous montrer des malfaiteurs pour nous les rendre odieux, je ne vois point ce que cet art a de si admirable, et l'on ne prend là-dessus que trop d'autres leçons sans cellelà. Oserai-je ajouter un soupçon qui me vient? Je doute que tout homme à qui l'on exposera d'avance les crimes de Phèdre ou de Médée ne les déteste plus encore au commencement qu'à la fin de la pièce : et si ce doute est fondé, que faut-il penser de cet effet si vanté du théâtre ?

Je voudrois bien qu'on me montrât clairement et sans verbiage par quels moyens il pourroit produire en nous des sentimens que nous n'aurions pas, et nous faire juger des êtres moraux autrement que nous n'en jugeons en nous-mêmes. Que toutes ces vaines prétentions approfondies sont puériles et dépourvues de sens! Ah! si la beauté de la vertu étoit l'ouvrage de l'art, il y a long-temps qu'il l'auroit défigurée. Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l'homme est né bon, je le pense et crois l'avoir prouvé la source de l'intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l'aversion pour le mal, est en nous et non dans les pièces. Il n'y a point d'art pour produire cet intérêt, mais seulement pour s'en préva

loir. L'amour du beau (1) est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l'amour de soi-même; il n'y naît point d'un arrangement de scènes; l'auteur ne l'y porte pas, il l'y trouve; et de ce pur sentiment qu'il flatte naissent les douces larmes qu'il fait couler.

Imaginez la comédie aussi parfaite qu'il vous plaira; où est celui qui, s'y rendant pour la première fois, n'y va pas déjà convaincu de ce qu'on y prouve, et déjà prévenu pour ceux qu'on y fait aimer? Mais ce n'est pas de cela qu'il est question; c'est d'agir conséquemment à ses principes et d'imiter les gens qu'on estime. Le cœur de l'homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. Dans les querelles dont nous sommes purement spectateurs, nous prenons à l'instant le parti de la justice, et il n'y a point d'acte de méchanceté qui ne nous donne une vive indignation, tant que nous n'en tirons aucun profit: mais quand notre intérêt s'y mêle, bientôt nos sentimens se corrompent; et c'est alors seulement que nous préférons le mal qui nous est utile, au bien que nous fait aimer la nature. N'est-ce pas un effet nécessaire de la constitution des choses, que le méchant tire un

(1) C'est du beau moral qu'il est ici question. Quoi qu'en disent les philosophes, cet amour est inné dans l'homme, et sert de principe à la conscience. Je puis citer en exemple de cela la petite pièce de Nanine, qui a fait murmurer l'assemblée, et ne s'est soutenue que par la grande réputation de l'auteur; et cela parce que l'honneur, la vertu, les purs sentimens de la nature, y sont préférés à l'impertinent préjugé des conditions.

double avantage de son injustice et de la probité d'autrui? Quel traité plus avantageux pourroit-il faire, que d'obliger le monde entier d'être juste, excepté lui seul, en sorte que chacun lui rendît fidèlement ce qui lui est dû, et qu'il ne rendît ce qu'il doit à personne? Il aime la vertu, sans doute; mais il l'aime dans les autres, parce qu'il espère en profiter; il n'en veut point pour lui, parce qu'elle lui seroit coûteuse. Que va-t-il donc voir au spectacle? Précisément ce qu'il voudroit trouver partout; des leçons de vertu pour le public, dont il s'excepte, et des gens immolant tout à leur devoir, tandis qu'on n'exige rien de lui.

J'entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur; soit. Mais quelle est cette pitié? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l'illusion qui l'a produite; un reste de sentiment naturel, étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile, qui se repaît de quelques larmes, et n'a jamais produit le moindre acte d'humanité. Ainsi pleuroit le sanguinaire Sylla au récit des maux qu'il n'avoit pas faits lui-même : ainsi se cachoit le tyran de Phère au spectacle, de peur qu'on ne le vît gémir avec Andromaque et Priam (*), tandis qu'il écoutoit sans émotion les cris de tant d'infortunés qu'on égorgeoit tous les jours par ses ordres. Tacite rapporte (**)

(*) PLUTARQUE, de la Fortune d'Alexandre, II, §. 2. Voyez le même trait dans Montaigne, Liv. 11, chap. 27.

(**) Anual. XI, 2.

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