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NARCISSE,

OU

L'AMANT DE LUI-MÊME.

SCÈNE I.

LUCINDE, MARTON.

LUCINDE.

Je viens de voir mon frère se promener dans le jardin; hâtons-nous, avant son retour, de placer son portrait sur sa toilette.

MARTON.

Le voilà, mademoiselle, changé dans ses ajustemens de manière à le rendre méconnoissable. Quoiqu'il soit le plus joli homme du monde, il brille ici en femme encore avec de nouvelles grâces.

LUCINDE.

Valère est, par sa délicatesse et par l'affectation de sa parure, une espèce de femme cachée sous des habits d'homme; et ce portrait, ainsi travesti, semble moins le déguiser que le rendre à son état naturel.

MARTON.

Eh bien, où est le mal? Puisque les femmes aujourd'hui cherchent à se rapprocher des hommes, n'est-il pas convenable que ceux-ci fassent la moitié du chemin, et qu'ils tâchent de gagner en agrémens

autant qu'elles en solidité? Grâce à la mode, tout s'en mettra plus aisément de niveau.

LUCINDE.

Je ne puis me faire à des modes aussi ridicules. Peut-être notre sexe aura-t-il le bonheur de n'en plaire pas moins, quoiqu'il devienne plus estimable. Mais pour les hommes, je plains leur aveuglement. Que prétend cette jeunesse étourdie en usurpant tous nos droits? Espèrent-ils de mieux plaire aux femmes en s'efforçant de leur ressembler?

MARTON.

Pour celui-là, ils auroient tort, et les femmes se haïssent trop mutuellement pour aimer ce qui leur ressemble. Mais revenons au portrait. Ne craignezvous point que cette petite raillerie ne fâche monsieur le chevalier ?

LUCINDE.

Non, Marton; mon frère est naturellement bon; il est même raisonnable, à son défaut près. Il sentira qu'en lui faisant par ce portrait un reproche muet et badin, je n'ai songé qu'à le guérir d'un travers qui choque jusqu'à cette tendre Angélique, cette aimable pupille de mon père que Valère épouse aujourd'hui. C'est lui rendre service que de corriger les défauts de son amant ; et tu sais combien j'ai besoin des soins de cette chère amie pour me délivrer de Léandre, son frère, que mon père veut aussi me faire épouser.

MARTON.

Si bien que ce jeune inconnu, ce Cléonte que vous vîtes l'été dernier à Passy, vous tient toujours fort au cœur?

LUCINDE.

Je ne m'en défends point; je compte même sur la parole qu'il m'a donnée de reparoître bientôt, et sur la promesse que m'a faite Angélique d'engager son frère à renoncer à moi.

MARTON.

Bon, renoncer! Songez que vos yeux auront plus de force pour serrer cet engagement, qu'Angélique n'en sauroit avoir

le
pour rompre.

LUCINDF.

Sans disputer sur tes flatteries, je te dirai que comme Léandre ne m'a jamais vue, il sera aisé à sa sœur de le prévenir, et de lui faire entendre que ne pouvant être heureux avec une femme dont le cœur est engagé ailleurs, il ne sauroit mieux faire que de s'en dégager par un refus honnête.

MARTON.

Un refus honnête ! Ah! mademoiselle, refuser une femme faite comme vous, avec quarante mille écus, c'est une honnêteté dont jamais Léandre ne sera capable. ( à part.) Si elle savoit que Léandre et Cléonte ne sont que la même personne, un tel refus changeroit bien d'épithète.

LUCINDE.

Ah! Marton, j'entends du bruit; cachons vite ce portrait. C'est sans doute mon frère qui revient; et, en nous amusant à jaser, nous nous sommes ôté le loisir d'exécuter notre projet.

MARTON.

Non, c'est Angélique.

SCÈNE II.

ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.

ANGÉLIQUE.

MA chère Lucinde, vous savez avec quelle répugnance je me prêtai à votre projet, quand vous fites changer la parure du portrait de Valère en des ajustemens de femme. A présent que je vous vois prête à l'exécuter, je tremble que le déplaisir de se voir jouer ne l'indispose contre nous. Renonçons, je vous prie, à ce frivole badinage. Je sens que je ne puis trouver de goût à m'égayer au risque du repos de

mon cœur.

LUCINDE.

Que vous êtes timide! Valère vous aime trop pour prendre en mauvaise part tout ce qui lui viendra de la vôtre, tant que vous ne serez que sa maîtresse. Songez que vous n'avez plus qu'un jour à donner carrière à vos fantaisies, et que le tour des siennes ne viendra que trop tôt. D'ailleurs, il est question de le guérir d'un foible qui l'expose à la raillerie, et voilà proprement l'ouvrage d'une maîtresse. Nous pouvons corriger les défauts d'un amant : mais, hélas! il faut supporter ceux d'un mari.

ANGÉLIQUE.

Que lui trouvez-vous, après tout, de si ridicule ? Puisqu'il est aimable, a-t-il si grand tort de s'aimer ? et ne lui en donnons-nous pas l'exemple ? Il cherche à plaire. Ah! si c'est un défaut, quelle vertu plus charmante un homme pourroit-il apporter dans la

société ?

MARTON.

Surtout dans la société des femmes.

ANGÉLIQUE.

Enfin, Lucinde, si vous m'en croyez, nous supprimerons et le portrait, et tout cet air de raillerie qui peut aussi bien passer pour une insulte que pour une correction.

LUCINDE.

Oh! non. Je ne perds pas ainsi les frais de mon industrie. Mais je veux bien courir seule les risques du succès; et rien ne vous oblige d'être complice dans une affaire dont vous pouvez n'être que témoin.

Belle distinction !

MARTON.

LUCINDE.

Je me réjouis de voir la contenance de Valère. De quelque manière qu'il prenne la chose, cela fera toujours une scène assez plaisante.

MARTON.

J'entends: le prétexte est de corriger Valère; mais le vrai motif est de rire à ses dépens. Voilà le génie et le bonheur des femmes. Elles corrigent souvent les ridicules en ne songeant qu'à s'en amuser.

ANGÉLIQUE.

Enfin, vous le voulez ; mais je vous avertis me répondrez de l'événement.

que vous

Soit.

LUCINDE.

ANGÉLIQUE.

Depuis que nous sommes ensemble, vous m'avez fait cent pièces dont je vous dois la punition. Si cette

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