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tion qu'on ne sauroit mettre en pratique sans rebuter ceux qu'on croit instruire. Voilà d'où naît la diversité des spectacles selon les goûts divers des nations. Un peuple intrépide, grave et cruel, veut des fètes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid. Un peuple féroce et bouillant veut du sang, des combats, des passions atroces. Un peuple voluptueux veut de la musique et des danses. Un peuple galant veut de l'amour et de la politesse. Un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. Trahit sua quemque voluptas. Il faut, pour leur plaire, des spectacles qui favorisent leurs penchans, au lieu qu'il en faudroit qui les modérassent.

La scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l'original est dans tous les cœurs : mais si le peintre n'avoit soin de flatter ces passions, les spectateurs seroient bientôt rebutés, et ne voudroient plus se voir sous un aspect qui les fit mépriser d'eux-mêmes. Que s'il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c'est seulement à celles qui ne sont point générales, et qu'on hait naturellement. Ainsi l'auteur ne fait encore en cela que suivre le sentiment du public; et alors ses passions de rebut sont toujours employées à en faire valoir d'autres, sinon plus légitimes, du moins plus au gré des spectateurs. Il n'y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la scène. Un homme sans passions, ou qui les domineroit toujours, n'y sauroit intéresser personne; et l'on a déjà remarqué qu'un stoïcien, dans la tragé

die, seroit un personnage insupportable : dans la comédie, il feroit rire tout au plus.

Qu'on n'attribue donc pas au théâtre le pouvoir de changer des sentimens ni des mœurs qu'il ne peut que suivre et embellir. Un auteur qui voudroit heurter le goût général composeroit bientôt pour lui seul. Quand Molière corrigea la scène comique, il attaqua des modes, des ridicules; mais il ne choqua pas pour cela le goût du public (1); il le suivit ou le développa, comme fit aussi Corneille de son côté. C'étoit l'ancien théâtre qui commençoit à choquer ce goût, parce que, dans un siècle devenu plus poli, le théâtre gardoit sa première grossièreté. Aussi, le goût général ayant changé depuis ces deux auteurs, si leurs chefs-d'œuvre étoient encore à paroître, tomberoient-ils infailliblement aujourd'hui. Les connoisseurs ont beau les admirer toujours; si le public les admire encore, c'est plus par honte de s'en dédire que par un vrai sentiment de leurs beautés. On

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(1) Pour peu qu'il anticipât, ce Molière lui-même avoit peine à se soutenir le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissance, parce qu'il le donna trop tôt, et que le public n'étoit pas mûr encore pour le Misanthrope.

Tout ceci est fondé sur une maxime évidente; savoir, qu'un peuple suit souvent des usages qu'il méprise, ou qu'il est prêt à mépriser, sitôt qu'on osera lui en donner l'exemple. Quand, de mon temps, on jouoit la fureur des pantins, on ne faisoit que dire au théâtre ce que pensoient ceux mêmes qui passoient leur journée à ce sot amusement: mais les goûts constans d'un peuple, ses coutumes, ses vieux préjugés, doivent être respectés sur la scène. Jamais poète ne s'est bien trouvé d'avoir violé cette loi.

dit que jamais une bonne pièce ne tombe: vraiment je le crois bien, c'est que jamais une bonne pièce ne choque les mœurs (1) de son temps. Qui est-ce qui doute que sur nos théâtres la meilleure pièce de Sophocle ne tombât tout à plat? On ne sauroit se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent point.

Tout auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères a pourtant grand soin d'approprier sa pièce aux nôtres. Sans cette précaution, l'on ne réussit jamais, et le succès même de ceux qui l'ont prise a souvent des causes bien différentes de celles que lui suppose un observateur superficiel. Quand Arlequin sauvage (*) est si bien accueilli des spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu'ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu'un seul d'entre eux voulût pour cela lui ressembler? C'est, tout au contraire, que cette pièce favorise leur tour d'esprit, qui est d'aimer et rechercher les idées neuves et singulières. Or il n'y en a point de plus neuves pour eux que celles de la na

(1) Je dis le goût ou les mœurs indifféremment; car, bien que l'une de ces choses ne soit pas l'autre, elles ont toujours une origine commune et souffrent les mêmes révolutions. Ce qui ne signifie pas que le bon goût et les bonnes mœurs règnent toujours en même temps; proposition qui demande éclaircissement et discussion, mais qu'un certain état du goût répond toujours à un certain état des mœurs, ce qui est incontestable.

(*) Comédie de Delisle de La Drevetière, jouée au Théâtre Italien, en 1721, et reprise plusieurs fois avec un égal succès.

ture. C'est précisément leur aversion pour les choses communes qui les ramène quelquefois aux choses simples.

Il s'ensuit de ces premières observations que l'effet général du spectacle est de renforcer le caractère national, d'augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. En ce sens il sembleroit que cet effet, se bornant à charger et non changer les mœurs établies, la comédie seroit bonne aux bons et mauvaise aux méchans. Encore, dans le premier cas, resteroit-il toujours à savoir si les passions trop irritées ne dégénèrent point en vices. Je sais que la poétique du théâtre prétend faire tout le contraire, et purger les passions en les excitant : mais j'ai peine à bien concevoir cette règle. Seroit-ce que, pour devenir tempérant et sage, il faut commencer par être furieux et fou?

<< Eh! non, ce n'est pas cela, disent les partisans » du théâtre. La tragédie prétend bien que toutes les >> passions dont elle fait des tableaux nous émeuvent, >> mais elle ne veut pas toujours que notre affection » soit la même que celle du personnage tourmenté >> par une passion. Le plus souvent, au contraire, son >> but est d'exciter en nous des sentimens opposés à >> ceux qu'elle prête à ses personnages. » Ils disent encore que, si les auteurs abusent du pouvoir d'émouvoir les cœurs pour mal placer l'intérêt, cette faute doit être attribuée à l'ignorance et à la dépra

vation des artistes, et non point à l'art. Ils disent enfin que la peinture fidèle des passions et des peines qui les accompagnent suffit seule pour nous les faire éviter avec tout le soin dont nous sommes capables.

Il ne faut, pour sentir la mauvaise foi de toutes ces réponses, que consulter l'état de son cœur à la fin d'une tragédie. L'émotion, le trouble et l'attendrissement qu'on sent en soi-même, et qui se prolongent après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et régler nos passions? Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l'habitude, et qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentimens au besoin? Pourquoi l'image des peines qui naissent des passions effaceroit-elle celle des transports de plaisir et de joie qu'on en voit aussi naître, et que les auteurs ont soin d'embellir encore pour rendre leurs pièces plus agréables? Ne sait-on pas toutes les passions sont sœurs, qu'une seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre l'une par l'autre n'est qu'un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes? Le seul instrument qui serve à les purger est la raison; et j'ai déjà dit que la raison n'avoit nul effet au théâtre. Nous ne partageons pas les affections de tous les personnages, il est vrai; car, leurs intérêts étant opposés, il faut bien que l'auteur nous en fasse préférer quelqu'un, autrement nous n'en prendrions point du tout: mais, loin de choisir pour cela les passions qu'il veut nous faire

que

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