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ministres de la vertu, je ne vois naître qu'avec effroi toute occasion pour eux de se rabaisser jusqu'à n'être plus que des gens d'église. Il nous importe de les conserver tels qu'ils sont. Il nous importe qu'ils jouissent eux-mêmes de la paix qu'il nous font aimer, et que d'odieuses disputes de théologie ne troublent plus leur repos ni le nôtre. Il nous importe enfin d'apprendre toujours, par leurs leçons et par leur exemple, que la douceur et l'humanité sont aussi les vertus du chrétien.

Je me hâte de passer à une discussion moins grave et moins sérieuse, mais qui nous intéresse encore assez pour mériter nos réflexions, et dans laquelle j'entrerai plus volontiers, comme étant un peu plus de ma compétence; c'est celle du projet d'établir un théâtre de comédie à Genève. Je n'exposerai point ici mes conjectures sur les motifs qui vous ont pu porter à nous proposer un établissement si contraire à nos maximes. Quelles que soient vos raisons, il ne s'agit pour moi que des nôtres ; et tout ce que je me permettrai de dire à votre égard, c'est que vous serez sûrement le premier philosophe (1) qui jamais

ecclésiastiques, soit pour dire ce qu'ils sont en effet, soit pour exprimer ce qu'ils devroient être.

(1) De deux célèbres historiens, tous deux philosophes, tous deux chers à M. d'Alembert, le moderne (*) seroit de son avis peut-être; mais Tacite, qu'il aime, qu'il médite, qu'il daigne traduire, le grave Tacite qu'il cite si volontiers, et qu'à l'obscurité près il imite si bien quelquefois, en eût-il été de même ?

(*) Hume.

ait excité un peuple libre, une petite ville, et un à se charger d'un spectacle public.

état pauvre,

Que de questions je trouve à discuter dans celle que vous semblez résoudre! Si les spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes? s'ils peuvent s'allier avec les mœurs? si l'austérité républicaine les peut comporter? s'il faut les souffrir dans une petite ville? si la profession de comédien peut être honnête? si les comédiennes peuvent être aussi sages que d'autres femmes ? si de bonnes lois suffisent pour réprimer les abus? si ces lois peuvent être bien observées? etc. Tout est problème encore sur les vrais effets du théâtre, parce que les disputes qu'il occasionne ne partageant que les gens d'église et les gens du monde, chacun ne l'envisage que par ses préjugés. Voilà, monsieur, des recherches qui ne seroient pas indignes de votre plume. Pour moi, sans croire y suppléer, je me contenterai de chercher, dans cet essai, les éclaircissemens que vous nous avez rendus nécessaires; vous priant de considérer qu'en disant mon avis, à votre exemple, je remplis un devoir envers ma patrie; et qu'au moins, si je me trompe dans mon sentiment, cette erreur ne peut nuire à personne.

Au premier coup d'œil jeté sur ces institutions, je vois d'abord qu'un spectacle est un amusement; et, s'il est vrai qu'il faille des amusemens à l'homme, vous conviendrez au moins qu'ils ne sont permis qu'autant qu'ils sont nécessaires, et que tout amu

sement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte et le temps si précieux. L'état d'homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, et naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins; et ces plaisirs, d'autant plus doux que celui qui les goûte a l'âme plus saine, rendent quiconque en sait jouir peu sensible à tous les autres. Un père, un fils, un mari, un citoyen, ont des devoirs si chers à remplir, qu'ils ne leur laissent rien à dérober à l'ennui. Le bon emploi du temps rend le temps plus précieux encore; et mieux on le met à profit, moins on en sait trouver à perdre. Aussi voit-on constamment que l'habitude du travail rend l'inaction insupportable, et qu'une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles mais c'est le mécontentement de soi-même, c'est le poids de l'oisiveté, c'est l'oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger. Je n'aime point qu'on ait besoin d'attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s'il étoit mal à son aise au-dedans de nous. La nature même a dicté la réponse de ce barbare (1) à qui l'on vantoit les magnificences du cirque et des jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bon homme, n'ont-ils ni femmes, ni enfans? Le barbare avoit raison. L'on croit s'assembler au spectacle, et c'est là que chacun s'isole; c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins, ses

(1) Chrysost. in Matth. Homel. 38.

proches, pour s'intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivans. Mais j'aurois dû sentir que ce langage n'est plus de saison dans notre siècle. Tâchons d'en prendre un qui soit mieux entendu.

Demander si les spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c'est faire une question trop vague; c'est examiner un rapport avant que d'avoir fixé les termes. Les spectacles sont faits pour le peuple, et ce n'est que par leurs effets sur lui leurs effets sur lui qu'on peut peut déterminer leurs qualités absolues. Il peut y avoir des spectacles d'une infinité d'espèces (1) : il y a de peuple

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(1) Il peut y avoir des spectacles blâmables en eux-mêmes, a comme ceux qui sont inhumains ou indécens et licencieux tels » étoient quelques-uns des spectacles parmi les païens. Mais il en » est aussi d'indifférens en eux-mêmes, qui ne deviennent mauvais » que par l'abus qu'on en fait. Par exemple, les pièces de théâtre » n'ont rien de mauvais en tant qu'on y trouve une peinture des » caractères et des actions des hommes, où l'on pourroit même don» ner des leçons agréables et utiles pour toutes les conditions: mais » si l'on y débite une morale relâchée, si les personnes qui exercent » cette profession mènent une vie licencieuse et servent à corrompre les autres, si de tels spectacles entretiennent la vanité, la fainéantise, le luxe, l'impudicité, il est visible alors que la chose » tourne en abus, et qu'à moins qu'on ne trouve le moyen de» corriger ces abus ou de s'en garantir, il vaut mieux renoncer à » cette sorte d'amusement. » Instructions chrétiennes (*), tome III, Livre I, chap. 16.

D

Voilà l'état de la question bien posé. Il s'agit de savoir si la morale du théâtre est nécessairement relâchée, si les abus sont inévi

(*) 5 vol. in-8°. Amsterdam, 1755. C'est un ouvrage du même professeur Vernet, auteur de la Doctrine chrétienne précédemment citée.

les

à peuple une prodigieuse diversité de mœurs, de tempéramens, de caractères. L'homme est un, je l'avoue; mais l'homme modifié par les religions, par gouvernemens, par les lois, par les coutumes, par les préjugés, par les climats, devient si différent de lui-même, qu'il ne faut plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes en général, mais ce qui leur est bon dans tel temps ou dans tel pays. Ainsi les pièces de Ménandre, faites pour le théâtre d'Athènes, étoient déplacées sur celui de Rome: ainsi les combats des gladiateurs, qui, sous la république, animoient le courage et la valeur des Romains, n'inspiroient, sous les empereurs, à la populace de Rome, que l'amour du sang et la cruauté : du même objet offert au même peuple en différens temps, il apprit d'abord à mépriser sa vie, et ensuite à se jouer de celle d'autrui.

Quant à l'espèce des spectacles, c'est nécessairement le plaisir qu'ils donnent, et non leur utilité, qui la détermine. Si l'utilité peut s'y trouver, à la bonne heure; mais l'objet principal est de plaire, et, pourvu que le peuple s'amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu'on ne puisse donner à ces sortes d'établissemens tous les avantages dont ils seroient susceptibles, et c'est s'abuser beaucoup que de s'en former une idée de perfec

tables, si les inconvéniens dérivent de la nature de la chose, ou s'ils viennent de causes qu'on ne puisse écarter.

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