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celle de sa raison (1): et comment concevrai-je que Dieu le punisse de ne s'être pas fait un entendement (2) contraire à celui qu'il a reçu de lui? Si un

(1) Je crois voir un principe qui, bien démontré comme il pourroit l'être, arracheroit à l'instant les armes des mains à l'intolérant et au superstitieux, et calmeroit cette fureur de faire des prosélytes qui semble animer les incrédules : c'est que la raison humaine n'a pas de mesure commune bien déterminée, et qu'il est injuste à tout homme de donner la sienne pour règle à celle des autres. Supposons de la bonne foi, sans laquelle toute dispute n'est que du caquet. Jusqu'à certain point il y a des principes communs. une évidence commune; et de plus, chacun a sa propre raison qui le détermine ainsi ce sentiment ne mène point au scepticisme; mais aussi, les bornes générales de la raison n'étant point fixées, et nul n'ayant inspection sur celle d'autrui, voilà tout d'un coup le fier dogmatique arrêté. Si jamais on pouvoit établir la paix où règnent l'intérêt, l'orgueil et l'opinion, c'est par là qu'on termineroit à la fin les dissensions des prêtres et des philosophes. Mais peut-être ne seroit-ce le compte ni des uns ni des autres : il n'y auroit plus ni persécutions ni disputes; les premiers n'auroient personne à tourmenter, les seconds personne à convaincre; autant vaudroit quitter le métier.

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Si l'on me demandoit là-dessus pourquoi donc je dispute moimême, je répondrois que je parle au plus grand nombre, que j'expose des vérités de pratique, que je me fonde sur l'expérience, que je remplis mon devoir, et qu'après avoir dit ce que je pense je ne trouve point mauvais qu'on ne soit pas de mon avis.

(2) Il faut se ressouvenir que j'ai à répondre à un auteur qui n'est pas protestant ; et je crois lui répondre en effet, en montrant que ce qu'il accuse nos ministres de faire dans notre religion s'y feroit inutilement, et se fait nécessairement dans plusieurs autres sans qu'on y songe.

Le monde intellectuel, sans en excepter la géométrie, est plein de vérités incompréhensibles, et pourtant incontestables, parce que la raison qui les démontre existantes ne peut les toucher, pour ainsi dire, à travers les bornes qui l'arrêtent, mais seulement les

docteur venoit m'ordonner de la part de Dieu de croire que la partie est plus grande que le tout, que pourrois-je penser en moi-même, sinon que cet homme vient m'ordonner d'être fou? Sans doute l'orthodoxe, qui ne voit nulle absurdité dans les mystères, est obligé de les croire : mais si le socinien y en trouve, qu'a-t-on à lui dire? Lui prouvera-t-on qu'il n'y en a pas ? Il commencera, lui, par vous prouver que c'est une absurdité de raisonner sur ce qu'on ne sauroit entendre. Que faire donc ? Le laisser en repos.

Je ne suis pas plus scandalisé que ceux qui servent

apercevoir. Tel est le dogme de l'existence de Dieu, tels sont les mystères admis dans les communions protestantes. Les mystères qui heurtent la raison, pour me servir des termes de M. d'Alembert, sont tout autre chose. Leur contradiction même les fait rentrer dans ses bornes; elle a toutes les prises imaginables pour sentir qu'ils n'existent pas : car, bien qu'on ne puisse voir une chose absurde, rien n'est si clair que l'absurdité. Voilà ce qui arrive lorsqu'on soutient à la fois deux propositions contradictoires. Si vous me dites qu'un espace d'un pouce est aussi un espace d'un pied; vous ne dites point du tout une chose mystérieuse, obscure, incompréhensible; vous dites au contraire une absurdité lumineuse et palpable, une chose évidemment fausse. De quelque genre que soient les démonstrations qui l'établissent, elles ne sauroient l'emporter sur celle qui la détruit, parce qu'elle est tirée immédiatement des notions primitives qui servent de base à toute certitude humaine. Autrement, la raison, déposant contre elle-même, nous forceroit à la récuser; et, loin de nous faire croire ceci ou cela, elle nous empêcheroit de plus rien croire, attendu que tout principe de foi seroit détruit. Tout homme, de quelque religion qu'il soit, qui dit croire à de pareils mystères, en impose donc, ou ne sait ce qu'il dit.

un Dieu clément rejettent l'éternité des peines, s'ils la trouvent incompatible avec sa justice. Qu'en pareil cas ils interprètent de leur mieux les passages contraires à leur opinion, plutôt que de l'abandonner; que peuvent-ils faire autre chose? Nul n'est plus pénétré que moi d'amour et de respect pour le plus sublime de tous les livres : il me console et m'instruit tous les jours, quand les autres ne m'inspirent plus que du dégoût. Mais je soutiens que, si l'Écriture elle-même nous donnoit de Dieu quelque idée indigne de lui, il faudroit la rejeter en cela, comme vous rejetez en géométrie les démonstrations qui mènent à des conclusions absurdes; car, de quelque authenticité que puisse être le texte sacré, il est encore plus croyable que la Bible soit altérée, que Dieu injuste ou malfaisant.

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Voilà, monsieur, les raisons qui m'empêcheroient de blâmer ces sentimens dans d'équitables et modérés théologiens, qui de leur propre doctrine apprendroient à ne forcer personne à l'adopter. Je dirai plus des manières de penser si convenables à une créature raisonnable et foible, si dignes d'un créateur juste et miséricordieux, me paroissent préférables à cet assentiment stupide qui fait de l'homme une bête, et à cette barbare intolérance qui se plaît à tourmenter dès cette vie ceux qu'elle destine aux tourmens éternels dans l'autre. En ce sens je vous remercie pour ma patrie de l'esprit de philosophie et d'humanité que vous reconnoissez dans son clergé,

et de la justice que vous aimez à lui rendre; je suis d'accord avec vous sur ce point. Mais, pour être philosophes et tolérans (1), il ne s'ensuit pas que ses membres soient hérétiques. Dans le nom de parti que vous leur donnez, dans les dogmes que vous dites être les leurs, je ne puis ni vous approuver ni vous suivre. Quoiqu'un tel système n'ait rien peutêtre que d'honorable à ceux qui l'adoptent, je me garderai de l'attribuer à mes pasteurs, qui ne l'ont pas adopté, de peur que l'éloge que j'en pourrois faire ne fournît à d'autres le sujet d'une accusation très-grave, et ne nuisît à ceux que j'aurois prétendu louer. Pourquoi me chargerois-je de la profession de foi d'autrui? N'ai-je pas trop appris à craindre ces imputations téméraires? Combien de gens se sont chargés de la mienne en m'accusant de manquer de religion, qui sûrement ont fort mal lu dans mon cœur! Je ne les taxerai point d'en manquer euxmêmes; car un des devoirs qu'elle m'impose est de respecter les secrets des consciences. Monsieur, jugeons les actions des hommes, et laissons Dieu juger de leur foi.

(1) Sur la tolérance chrétienne on peut consulter le chapitre qui porte ce titre dans l'onzième livre de la Doctrine chrétienne de M. le professeur Vernet. On y verra par quelles raisons l'Église doit apporter encore plus de ménagement et de circonspection dans la censure des erreurs sur la foi, que dans celle des fautes contre les mœurs, et comment s'allient, dans les règles de cette censure, la douceur du chrétien, la raison du sage, et le zèle du pasteur.

En voilà trop peut-être sur un point dont l'examen ne m'appartient pas, et n'est pas aussi le sujet de cette lettre. Les ministres de Genève n'ont pas besoin de la plume d'autrui pour se défendre (1); ce n'est pas la mienne qu'ils choisiroient pour cela, et de pareilles discussions sont trop loin de mon inclination pour que je m'y livre avec plaisir mais, ayant à parler du même article où vous leur attribuez des opinions que nous ne leur connoissons point, me taire sur cette assertion, c'étoit y paroître adhérer, et c'est ce que je suis fort éloigné de faire. Sensible au bonheur que nous avons de posséder un corps de théologiens philosophes et pacifiques, ou plutôt un corps d'officiers de morale (2) et de

(1) C'est ce qu'ils viennent de faire, à ce qu'on m'écrit, par une déclaration publique. Elle ne m'est point parvenue dans ma retraite; mais j'apprends que le public l'a reçue avec applaudissement (*). Ainsi, non-seulement je jouis du plaisir de leur avoir le premier rendu l'honneur qu'ils méritent, mais de celui d'entendre mon jugement unanimement confirmé. Je sens bien que cette déclaration rend le début de ma lettre entièrement superflu, et le rendroit peut-être indiscret dans tout autre cas : mais, étant sur le point de le supprimer, j'ai vu que, parlant du même article qui y a donné lieu, la même raison subsistoit encore, et qu'on pourroit toujours prendre mon silence pour une espèce de consentement. Je laisse donc ces réflexions d'autant plus volontiers, que, si elles viennent hors de propos sur une affaire heureusement terminée, elles ne contiennent en général rien que d'honorable à l'Église de Genève, et que d'utile aux hommes en tout pays.

(2) C'est ainsi que l'abbé de Saint-Pierre appeloit toujours les (*) Elle a été réimprimée dans l'édition de Genève, tome II du Supplément

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