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moins que, pour le bien de la république, le général destitué ne juge à propos de retenir le commandement de l'armée; souffririez-vous qu'il l'écrivit? Je ne le pense point. Que si vousmêmes, , par égard pour lui, vous ordonniez (ce qui est bien éloigné de votre religion et de votre justice), vous ordonniez que, sans l'aveu du peuple, cette exception fût ajoutée; le peuple le souffrirait-il? Non, certes, il ne le souffrirait pas. Ce qu'on n'a donc pu ajouter sans crime à la lettre de la loi, on l'aura fait sans l'y avoir ajouté, et vous l'approuverez vous-mêmes! Non Thébains, non, je connais trop bien votre sagesse. Et en effet, si, dans la volonté écrite du législateur, rien n'a pu être altéré ni par l'accusé ni par vous; combien ne serait-il pas plus honteux qu'un changement, qui dans les mots serait un crime, se fût fait dans la chose même, et qu'il fût approuvé par votre jugement! »

Cicéron nous présente la même accusation sous la forme du syllogisme. « C'est de la loi, dit-il aux juges, que vous avez juré d'être les organes; vous devez donc obéir à la loi. Or, quel témoignage plus certain le législateur a-t-il pu laisser de sa volonté, que ce qu'il a écrit lui-même avec le plus grand soin et l'attention la plus sérieuse? Si la loi n'était pas écrite, nous souhaiterions qu'elle l'eût été, pour nous faire connaître plus ponctuellement la volonté du législateur; et cependant nous n'aurions garde de permettre à Epaminondas, quand même il serait hors de cause, d'interpréter à sa fantaisie l'intention et l'esprit de la loi. A plus forte raison, quand la loi est écrite et qu'elle est sous nos yeux, ne permettrons-nous pas qu'il l'interprète, non dans le sens de ce qui en est écrit avec la plus grande clarté, mais comme il convient à sa cause. Pour vous, organes de la loi, si vous avez juré de lui obeir, et si, par ce serment, vous êtes obligés de suivre ce qui en est écrit, quelle raison pourriez-vous avoir de ne pas juger qu'Epaminondas a transgressé la loi et fait ce que la loi condamne! »

Il est aisé de voir que cette forme de raisonnement est plus pressante que la première. On va le mieux sentir encore dans la défense d'Epaminondas, dont Cicéron nous a tracé le plan.

« Magistrats, dit-il, toutes les lois doivent se rapporter à l'utilité commune; et il faut les interpréter, non à la lettre, mais dans leur esprit, dont l'objet est le bien public. Car telle a été la vertu et la sagesse de nos ancêtres, qu'en écrivant leurs lois, ils ne se proposaient que le salut et l'avantage de leur société politique; et non-seulement ils ne prétendaient lui rien prescrire à son préjudice; mais si, sans le savoir, ils lui avaient prescrit quelque chose qui pût lui nuire, ils entendaient que, dès qu'on l'aurait

aperçu, on corrigeât ce vice de la loi. Personne en effet ne peut vouloir que les lois subsistent pour l'amour des lois mêmes mais pour l'amour de la république, et parce que les républiques ne sont jamais si bien gouvernées que par les lois. C'est donc par le même motif qui rend les lois inviolables, qu'on doit interpréter tout ce qui en est écrit ; et puisque tous nos intérêts sont subordonnés à celui de l'Etat, c'est dans ce commun avantage que nous devons chercher l'intention des lois et l'esprit qui les a dictées. On ne demande à la médecine rien que de salutaire au corps humain, parce que c'est pour lui qu'elle est mise en pratique ; on ne doit présumer de même de l'intention des lois rien que d'utile au corps politique, puisque ce n'est qu'en vue de son utilité que les lois sont instituées. N'examinez donc plus, dans cette cause, quelle est la lettre de la loi, mais voyez la loi même dans l'esprit d'équité et d'utilité commune qui l'anime, et qui seul a dû l'inspirer. Or, quoi de plus avantageux pour Thèbes que d'accabler Lacédémone? Quoi de plus important pour Epaminondas, général des Thébains, que de donner la victoire aux Thébains? Que devait-il avoir de plus cher et de plus sacré que d'assurer à sa patrie une gloire si grande et un si beau triomphe? En laissant donc la lettre de la loi, Epaminondas a suivi l'intention du législateur: il savait assez que les lois n'étaient faites qu'en faveur de la république ; et il aurait regardé comme le comble de la démence, de ne pas expliquer à l'avantage de l'Etat ce qui n'était écrit que pour le salut de l'Etat. Si donc toutes les lois doivent se diriger à l'utilité publique comme à leur terme, si le salut commun est leur premier objet ; Epaminondas l'a rempli. Certainement il n'est pas possible que, par la même action, il ait fait le plus grand bien à sa patrie, et qu'il ait désobéi aux lois. »

Mais pour ne pas citer toujours de l'ancien, voici un exemple moderne qui fera voir jusqu'où peut aller la force de l'induction, et qui fera sentir qu'elle n'est elle-même qu'un syllogisme adroitement tourné.

Un chanoine de l'église de Paris avait un neveu pauvre, mais libertin, et qu'il avait abandonné. Ce neveu, réduit à la mendicité, s'adresse à un philosophe éloquent, et le conjure d'aller parler à son oncle et de le fléchir. L'homme dont il avait imploré l'entremise, ne connaissait pas le chanoine. Il va pourtant le voir; mais aux premiers mots qu'il lui dit en faveur du jeune libertin, le chanoine s'irrite, lui reproche de s'intéresser pour un être indigne de sa compassion, et lui raconte avec colère tous les chagrins que ce malheureux lui à donnés. Le solliciteur, lui ayant laissé répandre l'amertume de ses reproches, reprend : Il m'a dit tous ses torts; il m'en a méme confessé un que vous

dissimulez. Quel est-il? demanda le chanoine. De vous avoir un jour attendu à la porte de la sacristie, au moment que vous descendiez de l'autel; de vous avoir mis le couteau sur la gorge, et d'avoir voulu vous assassiner. Cela n'est pas vrai, s'écria le chanoine avec horreur. Quand cela serait vrai, reprit l'homme éloquent, il faudrait user de miséricorde envers votre neveu, et lui donner du pain. A ces mots tout l'emportement du chanoine fut étouffé; son âme s'amollit; quelques larmes coulèrent; et le jeune homme fut secouru.

Des deux méthodes, celle de l'induction fut celle de Socrate et de ses disciples; elle est captieuse et subtile, mais elle est communément faible. Celle du syllogisme est celle d'Aristote, et celle dont se servent le plus communément tous les bons orateurs; car un plaidoyer bien composé n'est souvent qu'un syllogisme développé.

Cicéron divise le syllogisme en cinq parties, les deux prémisses, la conséquence, et les preuves des deux prémisses. Mais comme ou l'une ou l'autre des prémisses peut se passer de preuve, et qu'il peut arriver que ni l'une ni l'autre n'en ait besoin; on peut fort bien ne pas regarder comme parties de l'argument, les propositions auxiliaires, qui ne servent qu'à l'étayer; on peut même sous-entendre l'une des deux prémisses, lorsqu'elle est évidente; et c'est ce qui fait l'enthymème, syllogisme abrégé, qui convient beaucoup mieux à un raisonnement rapide, et que préfère l'orateur, lorsqu'il veut être véhément et pressant.

L'enthymeme, dit Aristote, est le syllogisme oratoire : Enthymema voco syllogismum oratorium. Et les exemples qu'il en donne, font voir qu'il le réduit, non-seulement à l'une des prémisses et à la conséquence, mais plus souvent encore à une seule proposition, tantôt simple, comme dans cet exemple : « Celui qui se réjouit du mal d'autrui, et l'envieux, ne sont qu'un même caractère, » Idem est alienis malis gaudens et invidus; tantôt composé, comme dans celui-ci : « Les jeunes gens sont miséricordieux par humanité, les vieillards par faiblesse, » Juvenes ob humanitatem misericordes, senes ob imbecillitatem; tantôt accompagné de sa raison : « Il faut aimer son ami, comme devant l'être toujours, et non comme pouvant un jour cesser de l'être; car cette défiance tient de la perfidie : Oportet amare, non, ut aiunt, tanquàm osurum, sed tanquàm semper amaturum : insidiatorem enim alterum est.

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On voit que l'enthymème ainsi réduit est ce qu'on appelle sentence, et que la sentence n'est qu'un syllogisme où dans une seule proposition se réunissent implicitement les prémisses et la conséquence. Ainsi, par exemple, au lieu de dire: Celui qui

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demande une garde pour sa personne, affecte la tyrannie; or, Pisistrate demande une garde, donc; etc.; l'orateur ne fera qu'énoncer la première proposition, et laissera le soin à l'auditeur d'en déduire les deux suivantes. Ceci fait entendre pourquoi le style sentencieux convient mieux à un vieillard qu'à un jeune homme; mieux à l'orateur consommé qu'à l'orateur nouveau, dont la réputation n'est d'aucun poids encore: car l'un a plus de droit que l'autre de se dispenser quelquefois de motiver ce qu'il avance; et il peut poser en maxime ce que l'autre a besoin de fonder en raisons.

Mais le vrai mérite de la sentence consiste à n'avoir pas besoin de l'autorité personnelle, et à porter en elle-même sa force comme sa lumière, par la justesse des rapports ou des résultats qu'elle énonce. Telle est cette pensée de La Bruyère: Un fort malhonnéte homme n'a jamais assez d'esprit ; et celle-ci de Vauvenargues : La conscience des mourans calomnie leur vie ; et cette maxime de Corneille :

Et qui doit tout pouvoir ne doit pas tout oser.

Le sorite est une suite d'enthymemes enchaînés l'un à l'autre, comme dans cet exemple de Montaigne : Quiconque attend la peine la souffre, et quiconque la mérite l'attend. Rien n'est plus captieux que cette espèce d'argument. L'on sait que c'est ainsi que Themistocle, en badinant, prouvait que son enfant commandait à toute la Grèce.

J'ai vu souvent que les argumens les plus sophistiques étaient les plus familiers à l'éloquence, et singulièrement à l'éloquence des passions, qui sont elles-mêmes de tous les sophistes les plus adroits et les plus dangereux.

Observons cependant que dans le plaidoyer où l'on s'expose à la réplique, le sophisme est toujours un moyen périlleux car un adversaire attentif, s'il a l'intelligence vive, en saisira aisément l'endroit faible; et pour le lui cacher ou pour le prémunir, c'est là qu'il faudra rassembler tous les prestiges de l'élocution. Encore ce moyen de suppléer à la saine raison n'est-il pas sûr; et un principe, dont le commun des orateurs n'est pas assez persuadé, c'est que la dialectique est pour l'orateur ce que le dessin est pour le peintre; et qu'il est plus possible encore à celui-ci de se passer de correction, qu'à l'autre de se dispenser d'exactitude et de justesse. Mais je suppose que la logique a été la première étude de l'orateur, et je n'ajoute plus qu'un mot sur la théorie de la preuve c'est qu'il ne suffit pas que l'éloquence donne de l'embonpoint, de la couleur, de la chaleur à la logique, et déguise, sous la richesse d'une parure ménagée, la sécheresse et

a roideur d'une argumentation rigoureuse et pressante; et qu'il faut encore qu'elle ait soin d'en diversifier les formes. Ce précepte est de Cicéron; et la raison qu'il en donne est que l'uniformité en toutes choses est la mère de la satiété : Nam omnibus in rebus similitudo est satietatis mater.

Dans l'éloquence de la chaire, les premiers des orateurs pour la force et la solidité du raisonnement, sont Bourdaloue et Saurin. Mais comme il s'agit moins, en chaire, de convaincre un auditoire déjà croyant, que de le persuader; et que ce ne sont pas les preuves des vérités théologiques, mais de profondes impressions des vérités morales, qu'il s'agit de laisser dans les esprits et dans les âmes, les raisonneurs les plus pressans et les plus forts ne sont pas les plus sûrs de produire de grands effets. Voyez CHAIRE, ELOQUENCE, PATHÉTIQUE, etc.

PROLOGUE. Dans notre ancien Théâtre Français, le prologue était fort en usage : celui des mystères était communément une exhortation pieuse, ou une prière à Dieu

Jésus, que nous devons prier,
Le fils de la vierge Marie,
Veuillez paradis octroyer

A cette belle compagnie !

Seigneurs et dames, je vous prie,
Séez-vous tretous à votre aise,
Et de sainte Barbe la vie

Acheverons, ne vous déplaise.

pour

l'auditoire.

Le prologue des moralités, des soties, des farces, était, à la manière des anciens, ou l'exposé du sujet, ou une harangue au public pour captiver sa bienveillance, et le plus souvent une facétie qui faisait rire les spectateurs à leurs dépens. Il y avait dans la troupe un acteur chargé de faire ces harangues : c'était gros Guillaume, Gaulthier Garguille, Turlupin, Guillot Gorju, Bruscambille, et dans la suite des personnages plus décens. Les prologues de Bruscambille sont d'un ton de plaisanterie approchant de celui de nos parades, et qui dut plaire dans son temps.

Dans l'un de ces prologues, Bruscambille se plaint de l'impatience des spectateurs..... « Je vous dis donc ( spectatores impatientissimi) que vous avez tort, mais grand tort, de venir depuis vos maisons jusqu'ici pour y montrer l'impatience accoutumée.... Nous avons bien eu la patience de vous attendre de pied ferme, et de recevoir votre argent à la porte, d'aussi bon cœur, pour le moins, que vous l'avez présenté; de vous préparer un beau théâtre, une belle pièce qui sort de la forge, et est eneore toute chaude. Mais vous, plus impatiens que l'impatience

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