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dérée comme un langage harmonieux, dut la naissance à la musique, et reçut d'elle ses premières lois, la mesure et le mou

vement.

Qu'on prenne la marche opposée, comme on a fait chez les modernes, c'est-à-dire, que l'on commence par la poésie, et que la musique ne vienne que long-temps après la plier aux règles du chant; elle n'y trouvera que des nombres épars, sans précision, sans symétrie, et tels le hasard aura que pu les former.

La prosodie donnée par la musique fut donc, je le répète, le premier avantage de la poésie chez les Grecs; et qui sait le temps qu'il fallut à l'usage pour la fixer? Les Latins, par imitation, se firent une prosodie; et quoiqu'elle leur fût transmise, encore ne fut-ce pas sans peine que leur oreille s'y forma.

Græcia capta ferum victorem cepit, et artes

Intulit agresti Latio; sic horridus ille
Defluxit numerus Saturnius.

Ce vers brut et grossier du siècle de Saturne n'est autre chose que le vers rhythmique, tel qu'on l'a renouvelé dans la basse latinité. Mais que l'on s'imagine avec quelle lenteur les Grecs, sans modèle et sans guide, essayant les sons de leur langue et en appréciant la valeur, durent combiner ce système, qui prescrivait à la parole des temps fixes et réguliers : quelle longue habitude, quelle ancienne alliance entre la poésie et la musique un tel 'accord ne suppose-t-il pas ! et combien ces deux arts avaient dû s'exercer pour former la langue d'Homère.

Homère est sur les bornes les plus reculées de l'antiquité, comme est sur l'horizon une tour élevée, au-delà de laquelle on ne voit plus rien, et qui semble toucher au ciel. On est tenté de croire qu'il a tout inventé; mais quand il n'avouerait pas luimême que la poésie lyrique fleurissait long-temps avant lui, la seule prosodie de sa langue en serait une preuve évidente.

Le chant fut le modèle des vers. La poésie lyrique fut donc la première inventée; et l'on sait combien, dans les fêtes, dans les jeux solennels, et à la table des rois, de beaux vers, chantés sur la lyre, étaient applaudis et vantés.

Le caractère distinctif des Grecs, entre tous les peuples du monde, fut l'importance et le sérieux qu'ils attachaient à leurs plaisirs. Idolâtres de la beauté, de la volupté en tout genre, tout ce qui avait le don de charmer leurs sens, était divin pour eux: un sculpteur, un peintre, un poëte les ravissait d'admiration; Homère avait des temples. Une courtisane célèbre par la beauté de sa taille, est enceinte; voilà un beau modèle perdu, le peuple est dans la désolation, on appelle Hippocrate pour la faire avorter:

il la fait tomber; elle avorte; Atenes est dans la joie; le modèle de Vénus est sauvé. Phryné est accusée d'impiété devant l'aréopage: l'orateur la voit convaincue; il arrache son voile, et dit aux vieillards : Eh bien! faites donc périr tant de beautés. Phryné est renvoyée.

Voilà le peuple chez qui les arts et la poésie ont dû naître.

Mais de ses organes, le plus sensible, le plus délicat, c'était l'oreille. Péricles demandait aux dieux tous les matins, non pas les lumières de la sagesse, mais l'élégance du langage, et qu'il ne lui échappât aucune parole qui blessât les oreilles du peuple athénien.

Or, si telle fut la sensibilité des Grecs pour la simple mélodie de la parole, qu'elle faisait presque tout le charme, toute la force de l'éloquence, et que la philosophie elle-même employait plus de soins à bien dire qu'à bien penser, sûre de gagner les esprits si elle captivait les oreilles; quel devait être l'ascendant d'une poésie éloquente secondée par la musique, et d'une belle voix chantant des vers sublimes sur des accords harmonieux? Nous croyons entendre des fables, lorsqu'on nous dit que, chez les Grecs, une corde ajoutée à la lyre était une innovation politique; que les sages mêmes en auguraient un changement dans les mœurs, une révolution dans l'Etat; que, dans un plan de gouvernement ou dans un système de lois, on examinait sérieusement si tel ou tel mode de musique y serait admis ou en serait exclu: et cependant rien n'est plus vrai, ni plus naturel chez un peuple qui était dominé par les sens.

Un poëte lyrique fut donc, chez les Grecs, un personnage recommandable: ces peuples révéraient en lui le pouvoir qu'il avait sur eux; et de la haute idée qu'ils en avaient conçue, résultent naturellement les progrès que fit ce bel art. Voyez LYRIQUE. C'est donc bien chez les Grecs que la poésie lyrique a dû naître, fleurir, et servir de prélude à la poésie épique et dramatique, dont elle avait formé la langue, et, si j'ose le dire, accordé l'ins

trument.

La poésie enfin put se passer du chant, et son langage harmonieux lui suffit pour charmer l'oreille. Mais en quittant la lyre, elle prit le pinceau : ce fut alors qu'elle dut sentir tous les avantages du climat qui l'avait vu naître. Quel amas de beautés pour elle !

Dans le physique, une variété, une richesse inépuisable; les plus beaux sites, les plus grands phénomènes, les plus magnifiques tableaux; des fleuves, des montagnes, des mers, des forêts, des vallons fertiles et délicieux; des villes, des ports florissans; des États dont les arts les plus dignes de l'homme, l'agriculture et le

commerce, faisaient la force et l'opulence; tout cela, dis-je, rassemblé comme sous les yeux du poëte! Non loin de là, et comme en perspective, le contraste des fertiles champs de l'Egypte et de la Libye, avec de vastes et de brûlans déserts peuplés de tigres et de lions; plus près, le magnifique spectacle de vingt royaumes répandus sur les côtes de l'Asie mineure; d'un côté, ce riant et superbe tableau des îles de la mer Egée; de l'autre, les monts. enflammés et l'affreux détroit de Sicile; enfin tous les aspects de la nature et l'abrégé de l'univers, dans l'espace qu'un voyageur peut parcourir en moins d'un an : quel théâtre pour la poésie épique !

Dans le moral, tout ce que pouvait offrir de curieux à peindre un nombreux assemblage de colonies de diverse origine, transplantées sous un même ciel, ayant chacune ses dieux tutélaires, ses coutumes, ses lois, ses fondateurs, et ses héros : à chaque pas des mœurs nouvelles et souvent opposées; mais partout un caractère décidé, voisin de la nature, par son ingénuité, par la franchise et le relief des passions, des vertus et des vices; ici, plus doux et plus sensible; là, plus vigoureux, plus austère ; ailleurs sauvage et un peu féroce, mais naturel, simple, énergique, et facile à peindre à grands traits; l'influence des peuples dans l'administration, source de troubles pour un État et d'incidens pour un poëme; le mélange des esclaves et des hommes libres, usage barbare, mais fécond en aventures pathétiques; l'exil volontaire après le crime, sorte d'expiation qui, de tant de héros, faisait d'illustres vagabonds; l'hospitalité, ce devoir si précieux à l'humanité et si favorable à la poésie, la piété envers les étrangers, le respect pour les supplians, le caractère inviolable qu'imprimait la mort aux volontés dernières; la foi que l'on donnait aux songes, aux présages, aux prédictions des mourans; la force des sermens, l'horreur attachée au parjure, la religieuse terreur qu'inspirait aux enfans la malédiction des pères, et l'imprécation des malheureux à ceux qui les faisaient souffrir, dernières armes de la faiblesse, dernier frein de la violence, dernière ressource de l'innocence, qui, dans son abattement même, était par là redoutable aux méchans; d'un autre côté, les récompenses attachées à la gloire et à la vertu; les éloges de la patrie, des statues ou des tombeaux; enfin la vie modeste et retirée des femmes, cette décence austère, cette simplicité, cette piété domestique, ces devoirs d'épouse et de mère si religieusement renplis; et parmi ces mœurs dominantes, des singularités locales; dans la Thrace, une ardeur, une audace guerrière qui relevait encore l'éclat de la beauté; à Lacédémone, une fierté qui ne rougissait que de la faiblesse, une vertu sévère et mâle, une honne

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teté sans pudeur; la chasteté milésienne, et la volupté de Lesbos : tous extrêmes que la poésie est si heureuse d'avoir à peindre, parce qu'elle y emploie ses plus vives couleurs.

Dans le génie, la liberté qui élève l'âme des poëtes comme celle des citoyens; l'esprit patriotique, sans cesse aiguillonné par la rivalité et la jalousie de vingt républiques voisines; l'ivresse de la prospérité, qui, en même temps qu'elle ôte la sagesse du conseil, donne l'audace de la pensée; la vanité des Grecs, qui avait prodigué l'héroïque et le merveilleux pour illustrer leur origine; leur imagination, qui animait tout dans la nature, qui ennoblissait jusqu'aux détails les plus familiers de la vie ; leur sensibilité, qui leur faisait préférer à tout le plaisir d'être émus, et qui semblait aller sans cesse au-devant de l'illusion, en admettant sans répugnance tout ce qui la favorisait, en écartant toute réflexion qui en aurait détruit le charme; un peuple enfin dominé par ses sens, livré à leur séduction, et passionnément amoureux de ses songes.

Dans les connaissances humaines, ce mélange d'ombre et de lumière, si favorable à la poésie lorsqu'il se combine avec un génie inquiet et audacieux, parce qu'il met en activité les forces de l'âme et la curiosité de l'esprit; la physique et l'astronomie couvertes d'un voile mystérieux, et laissant imaginer aux hommes tout ce qu'ils voulaient, pour suppléer aux lois de la nature et à ses ressorts qu'ils ne connaissaient pas; une curiosité impuissante d'en pénétrer les phénomènes, source intarissable d'erreurs ingénieuses et poétiques, car l'ignorance fut toujours mère et nourrice de la fiction.

Dans les arts, la manière de combattre et de s'armer de ces temps-là, où l'homme, livré à lui-même, se développait aux yeux du poëte avec tant de noblesse, de grâce et de fierté ; la navigation, plus périlleuse et par là plus intéressante; où le courage, au défaut de l'art, était sans cesse mis à l'épreuve des dangers les plus effrayans; où ce qui nous est devenu familier par l'habitude, était merveilleux par la nouveauté; où la mer, que l'industrie humaine semble avoir aplanie et domptée, ne présentait aux yeux des matelots que des abîmes et des écueils; le peu de progrès des mécaniques; car l'homme n'est jamais plus intéressant et plus beau que lorsqu'il agit par lui-même; et ce que disait un Spartiate en voyant paraître à Samos la première machine de guerre : C'est fait de la valeur, on put le dire aussi de la poésie épique, dès que l'homme apprit à se passer d'être robuste et vigoureux.

Dans l'histoire, une tradition mêlée de toutes les fables qu'elle avait pu recueillir eu passant par l'imagination des peuples, et

susceptible de tout le merveilleux que les poëtes y voulaient répandre, le peu de connaissance qu'on avait alors du passé leur laissant la liberté de feindre, sans jamais être démentis.

Enfin une religion qui parlait aux yeux et qui animait tout dans la nature, dont les mystères étaient eux-mêmes des peintures délicieuses, dont les cérémonies étaient des fêtes riantes ou des spectacles majestueux; un dogme, où ce qu'il y a de plus terrible, la mort et l'avenir, était embelli par les plus brillantes peintures; en un mot, une religion poétique, puisque les poëtes en étaient les oracles, et peut-être les inventeurs. Voilà ce qui environnait la poésie épique dans son berceau.

Mais, ce qui intéresse plus particulièrement la tragédie que le poëme épique, une foule de dieux, comme je l'ai dit ailleurs, passionnés, injustes violens, divisés entre eux et soumis à la destinée; des héros issus de ces dieux, servant leur haine et leur fureur, et les intéressant eux-mêmes dans leurs querelles ou leurs vengeances; les hommes esclaves de la fatalité, misérables jouets des passions des dieux et de leur volonté bizarre; des oracles obscurs, captieux, et terribles; des expiations sanguinaires; des sacrifices de sang humain ; des crimes avoués, commandés par le ciel ; un contraste éternel entre les lois de la nature et celles de la destinée, entre la morale et la religion; des malheureux placés comme dans un détroit sur le bord de deux précipices, et n'ayant bien souvent que le choix des remords: voilà sans doute le système religieux le plus épouvantable, mais par là même le plus poétique, le plus tragique qui fut jamais. L'histoire ne l'était pas moins.

La Grèce avait été peuplée par une foule de colonies, dont chacune avait eu pour chef un aventurier courageux. La rivalité de ces fondateurs dans des temps de férocité, avait produit des discordes sanglantes. La jalousie des peuples et leur vanité avait grossi tous les traits de l'histoire de leurs pays, soit en exagérant les crimes des ancêtres de leurs voisins, soit en rehaussant les vertus et les faits héroïques de leurs propres ancêtres. De là ce mélange d'horreur et de vertus dans les mêmes héros. Chaque famille avait ses forfaits et ses malheurs héréditaires. Le rapt, le viol, l'adultère, l'inceste, le parricide, formaient l'histoire de ces premiers brigands, histoire abominable, et d'autant plus tragique. Les Danaïdes, les Pélopides, les Atrides, les fables de Méléagre, de Minos, de Jason, les guerres de Thèbes et de Troie, sont l'effroi de l'humanité et les trésors du théâtre : trésors d'autant plus précieux, que ces horreurs étaient ennoblies par le mélange du merveilleux. Pas un de ces illustres scélérats qui n'eût un dieu pour père ou pour complice : c'était la réponse et l'excuse

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