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si l'on saisit facilement le rapport des idées abstraites avec les objets sensibles, dont elles peuvent revêtir les couleurs, ou plutôt si ces idées naissent dans l'esprit revêtues de ces images; si les objets se présentent d'eux-mêmes sous la face la plus intéressante, la plus favorable à la peinture; si surtout, à l'idée d'un objet pathétique, les sentimens naissent en foule et se pressent dans l'àme, impatiens de se répandre; on peut se croire né poëte :

Huic Musæ indulgent omnes, hunc poscit Apollɔ. (Vida.)

A moins de ces dispositions naturelles, on fera peut-être des vers pleins d'esprit, mais dénués de poésie.

A l'étude de ces moyens personnels doivent succéder l'étude des moyens étrangers. L'instrument de la poésie c'est la langue : et si tout homme qui se mêle d'écrire doit commencer par bien connaître les règles, le génie, et les ressources de la langue dans laquelle il écrit, cette connaissance est encore mille fois plus nécessaire au poëte, dans les mains duquel la langue doit avoir la docilité de la cire, à prendre la forme qu'il voudra lui donner. Les variétés, les nuances du style sont infinies, et leurs degrés inappréciables. Le goût, ce sentiment délicat de ce qui doit plaire ou déplaire, est seul capable de les saisir. Or le goût ne s'enseigne point; il s'acquiert par l'usage fréquent du monde, par l'étude assidue et méditée du petit nombre des écrivains; encore suppose-t-il une finesse de perception qui n'est pas donnée à tous les hommes la nature fait l'homme de génie, et commence l'homme de goût.

:

Comme elle est le premier modèle et le grand livre du poëte, c'est elle surtout qu'il importe d'étudier; et l'objet le plus intéressant qu'elle présente à l'homme, c'est l'homme même. Mais dans l'homme, il y a l'étude de la nature, celle de l'habitude, celle de l'habitude et de la nature combinées, ou, si l'on veut, de la nature modifiée par les mœurs. (Voyez MOEURS.)

Le physique a deux branches comme le moral', la simple nature, et la nature modifiée par les arts.

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Le tableau de la nature physique est lui seul d'une richesse d'une variété, d'une étendue à occuper des siècles d'étude; mais tous les détails n'en sont pas favorables à la poésie; tous les genres de poésie ne sont pas susceptibles des mêmes détails. Ainsi le poëte n'est pas obligé de suivre les pas du naturaliste. On exige encore moins de lui les méditations du physicien et les calculs de l'astronome. C'est à l'observateur à déterminer l'attraction et les mouvemens des corps célestes; c'est au poëte à peindre leur balancement, leur harmonie, et leurs immuables révolutions. L'un distinguera les classes nombreuses d'êtres organisés qui peuplent les

élémens divers; l'autre décrira, d'un trait hardi, lumineux et rapide, cette échelle immense et continue, où les limites des règnes se confondent, où tout semble placé dans l'ordre constant et régulier d'une gradation universelle, entre les deux limites du fini, et depuis le bord de l'abîme qui nous sépare du néant, jusqu'au bord de l'abîme opposé qui nous sépare de l'être par essence. Les ressorts de la nature et les lois qui règlent ses mouvemens, ne sont pas de ces objets qu'il est aisé de rendre sensibles; et la poésie peut les négliger. Les causes l'intéressent peu; c'est aux effets qu'elle s'attache. Tandis que le physicien analyse le son et la lumière, le poëte fera donc entendre à l'âme l'explosion du tonnerre et ces longs retentissemens qui semblent, de montagne en montagne, annoncer la chute du monde. Il lui fera voir le feu bleuâtre des éclairs se briser en lames étincelantes, et fendre à sillons redoublés cette masse obscure de nuages qui semble affaisser l'horizon. Tandis que l'un tâche d'expliquer l'émanation des odeurs, l'autre rend ce phénomène visible à l'esprit, en feignant que les zéphyrs agitent dans l'air leurs ailes humectées des larmes de l'aurore et des doux parfums du matin. Que le confident de la nature développe le prodige de la greffe des arbres; c'est assez pour Virgile de l'exprimer en deux beaux vers :

Exiit ad cœlum, ramis felicibus, arbos,
Miraturque novas frondes et non sua poma.

On voit, par ces exemples, que les études du poëte ne sont pas celles du philosophe. Celui-ci étudie la nature pour la connaître, et celui-là pour l'imiter : l'un veut expliquer, et l'autre veut peindre. Il faut avouer cependant que, si les profondes recherches du philosophe ne sont pas essentielles au poëte, au moins lui seraient-elles d'une grande utilité; et celui que la nature a initié dans ses mystères, aura toujours, sur des hommes superficiellement instruits, un avantage prodigieux. La physique est à la poésie ce que l'anatomie est à la peinture: elle ne doit pas s'y faire trop sentir; mais revêtue des grâces de la fiction, elle y joint le charme de la vérité.

La simple nature est donc pour la poésie une mine abondante; la nature modifiée par l'industrie n'a pas moins de quoi l'enrichir.

La théorie de l'agriculture, des mécaniques et de la navigation, tous les arts de décoration, d'agrément, et tous ceux des arts utiles dont les détails ont quelque noblesse, peuvent contribuer à la collection des lumières du poëte. Il doit en être assez instruit pour en tirer à propos des images, des comparaisons, des descriptions même, s'il y est amené.

Nulla sit ingenio quam non libaverit artem. (VIDA.)

C'est par là qu'on évite la sécheresse et la stérilité dans les choses les plus communes, et qu'on peut être neuf en un sujet qui paraît usé.

Tantùm de medio sumptis accedit honoris. (HORAT.)

Dans l'étude de la nature modifiée est comprise celle des productions de l'esprit, de ses développemens, et de ses progrès en éloquence, en morale, en poésie, etc.

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Que l'étude des poëtes soit essentielle à un poëte, c'est ce qui besoin de preuve :

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Mais on n'est pas assez persuadé que les philosophes, les orateurs, les historiens profonds; que Tacite, Platon, Montaigne, Démosthène, Massillon, Bossuet, et ce Pascal qui ne savait pas combien il était poëte lorsqu'il méprisait la poésie, en sont euxmêmes des sources inépuisables. Il est cependant bien aisé de reconnaître à la plénitude et à l'abondance des sentimens et des idées, un poëte nourri de ces études. Il en est une surtout, que j'appellerai la compagne du travail et la nourrice du génie : c'est la lecture habituelle de quelque auteur excellent, dont le style et la couleur soient analogues au sujet que l'on traite. D'une séance à l'autre, l'âme se dérange par le mouvement et la dissipation: il faut la remonter au ton de la nature; et l'auteur duquel je conseille de faire usage, est comme un instrument sur lequel on prélude avant de chanter.

Il y a des momens de langueur où le génie semble épuisé :

Credas penitùs migrásse Camenas. (Vida.)

on se persuade qu'il est prudent d'attendre alors dans le repos que le feu de l'imagination se rallume;

Adventumque dei et sacrum expectare calorem. (VIDA.)

on se trompe cet abandon de soi-même se change en habitude, et l'âme insensiblement s'accoutume à une lâche oisiveté. Il faut avoir recours à des études qui raniment la vigueur du génie; et lorsque par cette nourriture il aura réparé ses forces, le désir de produire va bientôt l'exciter avec de nouveaux aiguillons.

La théologie des philosophes est encore un champ vaste et fertile où le génie peut moissonner. On distingue les fictions qui ont pris naissance au sein de la philosophie; on les distingue des fables vulgaires, à la justesse des rapports, et à certain air de vérité que celles-ci n'ont jamais. La raison même applaudit, dans

les poëmes de Virgile, toutes les fables qu'il a empruntées d'Épicure, de Pythagore et de Platon. L'imagination se repose avec délices sur un merveilleux plein d'idées; elle glisse avec dédain sur un mensonge vide de sens.

Que l'on compare dans Homère la chaîne d'or attachée au trône de Jupiter, la ceinture de Vénus, l'allégorie des prières, l'ordre que le dieu Mars donne à la Terreur et à la Fuite d'atteler son char; que l'on compare, dis-je, le plaisir pur et plein que nous causent ces belles idées, ces idées philosophiques, avec l'impression faible et vague que fait sur nous la parole accordée aux chevaux d'Achille, le présent qu'Eole fait à Ulysse des vents enfermés dans une outre, le soin que prend Minerve de prolonger la première nuit que ce héros, à son retour, passe avec Pénélope sa femme, etc. : on sentira combien la vérité donne de valeur au mensonge, et combien la feinte est puérile, insipide, lorsqu'elle n'est pas fondée en raison. Je l'ai déjà dit, et je le répéterai souvent, plus un poëte, à génie égal, sera philosophe, plus il sera poëte.

Le plan d'études que je viens de tracer, proposé à un seul homme, serait sans doute effrayant, quoique notre siècle ait l'exemple d'un génie qui l'a rempli. Mais on a dû voir que, pour éviter la distribution des études, j'ai supposé le poëte universel. Il est évident que celui qui se renferme dans le genre de l'églogue n'a pas besoin des études relatives à l'épopée. Je parle donc en général; et je laisse à chacun le soin de choisir l'espèce d'aliment qui convient à la nature de son génie :

Atque tuis prudens genus elige viribus aptum. (VIDA.)

J'observerai seulement qu'il en est des connaissances du poëte comme des couleurs du peintre, qui doivent être sur la palette avant qu'il prenne le pinceau. C'est par un recueil beaucoup plus ample que le sujet ne l'exige, qu'il se met en état de le maîtriser et de l'agrandir. Le plus beau sujet, réduit à sa substance, est peu de chose il ne s'étend, ne s'embellit que par les lumières du poëte; et dans une tête vide, il périra comme le grain jeté sur le sable; au lieu que, dans une imagination pleine et féconde, un sujet qui semblait stérile ne devient que trop abondant; et cet excès, dans un homme de goût, ne fût-il pas tout à fait sans danger, il serait encore vrai qu'à l'égard de l'esprit rien n'est pire que l'indigence.

Illi qui timent et abundantia laborant, plus habent furoris, sed etiam plus corporis. Semper autem ad sanitatem proclivius est quod potest detractione curari. Illi succurri non potest, qui simul et insanit et deficit. (SENEC.)

POÉTIQUE. Ouvrage élémentaire, où l'on trace les règles de la poésie. Dans les arts soumis au calcul, la théorie devance et conduit la pratique : dans les arts où président le génie et le goût, c'est au contraire la pratique qui précède la théorie : l'exemple donne la leçon.

Dans les temps où la poésie était dans son enfance, les élémens qu'on en a donnés étaient faits comme pour des enfans. A mesure que l'art s'est élevé, l'idée s'en est agrandie; et les préceptes n'ont été que les résultats des bons et des mauvais succès.

Nous sourions avec dédain lorsque nous entendons Jules Scaliger, dans sa poétique latine, tracer le plan de la tragédie d'Alcione, et demander que « le premier acte soit une plainte sur le départ de Ceïx; le second, des voeux pour le succès de sa navigation; le troisième, la nouvelle d'une tempête; le quatrième, la certitude du naufrage; le cinquième, la vue du cadavre de Ceïx et la mort d'Alcione. » Mais souvenons-nous, que du temps de Scaliger, un spectacle ainsi distribué aurait été un prodige sur nos théâtres.

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Nous trouvons aussi ridicule qu'il propose à la comédie de peindre les mœurs de la Grèce et de Rome, des filles achetées comme esclaves, et qui soient reconnues libres au dénouement. » Mais dans un temps où l'art dramatique n'avait aucune forme en Europe, que pouvait faire de mieux un savant, que d'en établir les préceptes sur la pratique des anciens?

On s'impatiente avec plus de raison de voir l'abbé d'Aubignac réduire en règles les premiers principes du sens commun; on ne peut se persuader que le siècle de Corneille eût besoin qu'on lui ;apprît que « l'acteur qui joue Cinna ne doit pas mêler les barricades de Paris avec les proscriptions du triumvirat, que le lieu de la scène doit être un espace vide, et qu'on ne doit pas y placer les Alpes auprès du mont Valérien. » Mais si l'on pense que le Themistocle de Durier balançait alors Héraclius, ces leçons ne paraîtront plus si déplacées pour ce temps-là.

C'est donc sans aucun mépris pour les écrivains qui ont éclairé leur siècle, que je les crois au-dessous du nôtre. Il faut partir du point où l'on est : depuis deux cents ans l'esprit humain a plus gagné, qu'il n'avait perdu en dix siècles de barbarie.

Une poétique digne de notre âge serait un système régulier et complet, où tout fût soumis à une loi simple et dont les règles particulières, émanées d'un principe commun, en fussent comme les rameaux. Cet ouvrage philosophique est désiré depuis long-temps, et le sera peut-être long-temps encore.

Quoique la poétique d'Aristote ne procède que par induction,

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