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Rien de plus pitoyable à nos yeux que cette Cléopâtre et cette Didon qui firent la gloire de Jodelle; mais Jodelle était un génie, en comparaison de tout ce qui l'avait précédé. Le roi lui donna, dit Pasquier, cinq cents écus de son épargne, et lui fit tout plein d'autres grâces, d'autant plus que c'était chose nouvelle, et trèsbelle, et très-rare. »

Il n'en fallut pas davantage pour exciter cette émulation, dont les efforts, malheureux à la vérité durant l'espace de près d'un siecle, furent à la fin couronnés.

La première cause de la faveur et des succès qu'eut la poésie dans un climat qui n'était pas le sien, fut le caractère d'un peuple curieux, léger et sensible, passionné pour l'amusement, et, après les Grecs, le plus susceptible qui fut jamais d'agréables illusions. Mais ce n'eût été rien, sans l'avantage prodigieux pour les muses de trouver une ville opulente et peuplée, qui fût le centre des richesses, du luxe et de l'oisiveté, le rendez-vous de la partie la plus brillante de la nation, attirée par l'espérance de la faveur et de la fortune, et par l'attrait des jouissances. Il est plus que vraisemblable que s'il n'y eût pas eu un Paris, la nature aurait inutilement produit un Corneille, un Racine, un Voltaire.

Parmi les causes des succès de la poésie dramatique, se présente naturellement la protection éclatante dont l'honora le cardinal de Richelieu, et après lui Louis XIV : mais celle de Louis XIV fut éclairée, celle du cardinal ne le fut pas assez; aussi vit-on sous son ministère le triomphe du mauvais goût, sur lequel enfin prévalut le génie.

Les poëtes français avaient senti, comme par instinct, que l'histoire de leur pays serait un champ stérile pour la tragédie. Ils avaient commencé, comme les Romains, par copier les Grecs. Ils couraient comme des aveugles, tantôt dans les routes anciennes, tantôt dans des sentiers nouveaux qu'ils voulaient se frayer eux-mêmes. De l'histoire fabuleuse des Grecs, ils se jetaient dans l'histoire romaine, quelquefois dans l'histoire sainte ; ils copiaient servilement et froidement les poëtes italiens; ils entassaient sur leur théâtre les aventures des romans; ils empruntaient des poëtes espagnols leurs rodomontades et leurs extravagances; et ce qu'il y a d'étonnant, c'est que de toutes ces tentatives malheureuses devait résulter le triomphe de la tragédie, par la liberté sans bornes qu'elle se donnait de puiser dans toutes les sources, et de réunir sur un seul théâtre les événemens et les mœurs de tous les pays et de tous les temps. C'est là ce qui a renda le génie tragique si fécond sur la scène française, et multiplié en même temps ses richesses et nos plaisirs.

La tragédie, chez les Grecs, ne fut que le tableau vivant de leur

histoire. C'était sans doute un avantage du côté de l'intérêt. car d'un événement national, l'action est comme personnelle aux spectateurs; et nous en avons des exemples. Mais à l'intérêt patriotique, il est possible de suppléer par l'intérêt de la nature, qui lie ensemble tous les peuples du monde, et qui fait que l'homme vertueux et souffrant, l'homme faible et opprimé, l'homme innocent et malheureux, n'est étranger dans aucun pays. Voilà la base du système tragique que nos poëtes ont élevé; et ce système vaste leur ouvrait deux carrières, celle de la fatalité et celle des passions humaines. Dans la première, ils ont suivi les Grecs, et en les imitant, ils les ont surpassés; dans la seconde, ils ont marché à la lumière de leur propre génie, et il y a peu d'apparence qu'on aille jamais plus loin qu'eux. Leur génie a tiré avantage de tout, et même du peu d'étendue de nos théâtres modernes, en donnant plus de correction à des tableaux vus de plus près.

Ainsi, à la faveur des lieux, des hommes et des temps, la tragédie s'éleva sur la scène française jusqu'à son apogée; et durant plus d'un siècle, le génie et l'émulation l'y ont soutenue dans toute sa splendeur. Mais par le seul tarissement des sources où elle s'est enrichie, par les limites naturelles du vaste champ qu'elle a parcouru, par l'épuisement des combinaisons, soit d'intérêt, soit de caractères, soit de passions théâtrales, il serait possible d'annoncer son déclin et sa décadence.

Paris devait être naturellement le grand théâtre de la comédie moderne, par la raison, comme nous l'avons dit, que la vanité est la mère des ridicules, comme l'oisiveté est la mère des vices. La comédie y commença, comme dans la Grèce, par être une satire, moins la satire des personnes que la satire des états. Cette espèce de drame s'appelait sotties; le clergé même n'y était pas épargné; et Louis XII, pour réprimer la licence des mœurs de son temps, avait permis que la liberté de cette censure publique allât jusqu'à sa personne. François Ier. la réprima : il défendit à la comédie d'attaquer les hommes en place; c'était donner le droit à tous les citoyens d'être également épargnés.

La comédie, jusqu'à Molière, ignora ses vrais avantages. Sous le cardinal de Richelieu, on était si loin de soupçonner encore ce qu'elle devait être, que les Visionnaires de Desmarets, dont tout le mérite consiste dans un amas d'extravagances qui ne sont dans les mœurs d'aucun pays ni d'aucun siècle, étaient appelés l'incomparable comédie. Dans cette comédie, nulle vérité, nulles mœurs, nulle intrigue : ce sont les petites-maisons, où l'on se promène de loge en loge.

La première pièce vraiment comique qui parut sur le théâtre français depuis l'Avocat Patelin, ce fut le Menteur de Corneille,

pièce imitée de l'espagnol de Lopez de Véga, ou de Roxas: ce que Voltaire met en doute; et il observe, à propos du Menteur, que le premier modèle du vrai comique, ainsi que du vrai tragique (le Cid), nous est venu des Espagnols, et que l'un et l'autre nous a été donné par Corneille.

Indépendamment du caractère et des mœurs nationales si propres à la comédie, deux circonstances favorisaient Molière : il venait dans un temps où les mœurs de Paris n'étaient ni trop, ni trop peu façonnées. Des mœurs grossières peuvent être comiques; mais c'est un comique local, dont la peinture ne peut amuser que le peuple à qui elle ressemble, et qui rebutera un siècle plus poli, une nation plus cultivée. On voit que, dans Aristophane, malgré cette politesse vantée sous le nom d'atticisme, bien des détails des mœurs du peuple athénien blesseraient aujourd'hui notre délicatesse le corroyeur et le charcutier seraient mal reçus des Français. Les femmes à qui l'on reproche tout crûment, dans les Harangueuses, de se soûler, de ferrer la mule, et bien d'autres espiégleries; les femmes qui, pour tenir conseil, prennent les culottes de leurs maris, et les maris qui sortent la nuit en chemise, cherchant leurs femmes dans les rues, nous paraîtraient des plaisanteries plus dignes des halles que du théâtre. Que serait-ce si, comme Aristophane, on nous faisait voir un de ces maris sortant la nuit de sa maison pour un besoin qu'il satisfait en présence des spectateurs? Etait-ce là du sel attique?

Un des avantages de Molière fut donc de trouver Paris assez civilisé pour pouvoir peindre même les mœurs bourgeoises, et faire parler ses personnages les plus comiques d'un ton que la décence et la délicatesse pût avouer dans tous les temps. J'en excepte, comme on le sent bien, quelques licences qu'il s'est données, sans doute pour complaire au bas peuple, mais dont il pouvait se passer.

Un autre avantage pour lui, ce fut que les mœurs de son temps ne fussent pas assez polies pour se dérober au ridicule, et qu'il y eût dans les caractères assez de naturel encore et de relief pour donner prise à la comédie.

L'effet inévitable d'une société mêlée et continue, où, successivement et de proche en proche, tous les états se confondent, est d'arriver enfin à cette égalité de surface qu'on nomme politesse; et dès lors, plus de vices ni de ridicules saillans. L'avare est avare, mais dans son cabinet; le jaloux est jaloux, mais au fond de son âme. Le mépris attaché au ridicule fait que tout le monde l'évite; et sous le dehors de la décadence, l'unique loi des mœurs publiques, tous les vices sont déguisés : au lieu que dans un temps où la malignité n'est pas encore raffinée, l'amour

propre n'a pas encore pris toutes ses précautions: chacun se tient moins sur ses gardes; et le poëte comique trouve partout le ridicule à découvert.

Or du temps de Molière, les mœurs avaient encore cette naïveté imprudente : les états n'étaient pas confondus, mais ils tendaient à l'être : c'était le moment des prétentions maladroites, des imitations gauches, des méprises de la vanité, des duperies de la sottise, des affectations ridicules, de toutes les bévues enfin où l'amour-propre peut donner.

Une éducation plus cultivée, le savoir-vivre qui est devenu notre plus sérieuse étude, l'attention si recommandable à ne blesser ni l'opinion ni les usages, la bienséance des dehors, qui du grand monde a passé jusqu'au peuple, les leçons même que Molière a données, soit pour saisir et révéler les ridicules d'autrui, soit pour mieux déguiser les siens, ont mis la comédie comme en défaut; et presque tout ce qui lui resterait à peindre, lui est sévèrement interdit.

On permet de donner au théâtre à chaque état les vices, les travers, les ridicules qui ne sont pas les siens : mais ceux qui lui sont propres, on lui en épargne la peinture, parce qu'ils forment l'esprit du corps, et qu'un corps est trop respectable pour être peint au naturel. Il n'y a que les courtisans et les procureurs qui se soient livrés de bonne grâce, et que l'on n'ait point ménagés : les médecins eux-mêmes seraient peut-être moins patiens aujourd'hui que du temps de Molière; mais sur leur compte il a tout dit.

Si l'on demande pourquoi nous n'avons plus de comédie, on peut donc répondre à tous les états : C'est que vous ne voulez plus être peints. Si on nous représente les mœurs du bas peuple, qui est le seul qui se laisse peindre, le tableau est de mauvais goût; et si l'on prend ses modèles dans une classe plus élevée, cela ressemble trop, l'allusion s'en mêle, et il n'est point d'état un peu considérable qui n'ait le crédit d'empêcher qu'on se moque de lui: chacun veut pouvoir être tranquillement ridicule et impunément vicieux. Cela est commode pour la société, mais très-incommode pour le théâtre.

La décence est une autre gêne pour les poëtes comiques. Une mère veut pouvoir mener sa fille au spectacle, sans avoir à rougir pour elle, si elle est innocente; et sans la voir rougir, si elle ne l'est pas. Or comment exposer à leurs yeux, sur la scène, les vices les plus à la mode, et qui donneraient le plus de jeu à l'intrigue et au ridicule?

Des vices condamnés par les lois sont censés réprimés par elles : les citer au théâtre comme impunis, et les peindre comme plaisans, c'est en même temps accuser les lois et insulter aux mœurs

publiques. L'adultère ne serait pas assez châtié par le mépris, ni le libertinage et ses honteux effets assez punis par le ridicule : voilà pourquoi on défend à la comédie d'instruire inutilement l'innocence et d'effaroucher la pudeur.

En général, le caractère des Français, actif, souple, adroit, susceptible de vanité et d'émulation, que la concurrence aiguillonne dans une ville comme Paris; ce génie peu inventif, mais qui s'applique sans relâche à tout perfectionner, a été la cause constante des progrès de la poésie dans un climat qui ne semblait pas fait pour elle; et plus elle a eu de difficultés à vaincre, plus elle mérite de gloire à ceux qui, à travers tant d'obstacles, l'ont élevée à un si haut point de splendeur.

D'après l'esquisse que je viens de donner de l'histoire naturelle de la poésie, on doit sentir combien on a été injuste en comparant les siècles et leurs productions, et en jugeant ainsi les hommes. Voulez-vous apprécier l'industrie de deux cultivateurs : ne comparez pas seulement les moissons; mais pensez au terrein qui les a produites, et au climat dont l'influence l'a rendu plus ou moins fécond.

POËTE. D'après l'idée qu'Homère nous donne de son art, et de l'estime qu'on y attachait dans les temps qu'il a rendus célèbres, on voit que les poëtes étaient des philosophes ou des théologiens qui se donnaient pour inspirés, et auxquels on croyait que les dieux avaient révélé des secrets inconnus au reste des hommes. Ainsi, lorsqu'ils faisaient aux peuples des récits merveilleux, ou qu'ils expliquaient par des fables les phénomènes de la nature, on ne demandait pas où ils avaient pris cette science mystérieuse : le chantre ou le devin se disait prêtre d'Apollon, favori des Muses, confident de leur mère, la déesse Mémoire : que ne devait-il pas savoir?

Ce ne fut que long-temps après, et lorsque les peuples plus éclairés s'aperçurent que dans le génie des poëtes il n'y avait rien de surnaturel, qu'à l'idée d'inspiration succèda celle d'invention et de fiction poétique. Mais alors même, en perdant le crédit de la prophétie, les poëtes surent conserver le pouvoir de l'illusion, et quoique reconnus pour des menteurs ingénieux, ils soutinrent leur personnage. De là ces formules d'invocation, d'inspiration, et d'enthousiasme, qu'ils ne cessèrent d'affecter; de là ce style figuré, ce langage mystérieux, qu'ils retinrent de leur ancienne divination; de là cette élévation d'idées, cette majesté de langage, qui leur fut nécessaire pour imiter le dieu dont ils se disaient les

organes.

Du temps même d'Horace, on ne méritait le nom de poëte qu'autant qu'on avait les moyens de remplir ce grand caractère :

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