Page images
PDF
EPUB

la tristesse que répand chez les peuples l'incertitude continuelle de leur fortune et de leur repos; peut-être aussi un caractère naturellement plus porté à des méditations profondes, à de sublimes spéculations qu'à des fictions ingénieuses, sont les causes multipliées qui ont rendu l'Allemagne plus stérile en poëtes que tous les autres pays que nous venons de parcourir. Le climat, l'histoire, les mœurs, rien n'était poétique en Allemagne : aucune cour n'y a été disposée à élever aux muses des théâtres assez brillans, à présenter assez d'attraits et d'encouragement au génie, pour exciter dans les esprits cette émulation d'où naissent les grands efforts et les grands succès.

Les Allemands n'ont pas laissé, à l'exemple de leurs voisins, de s'essayer en divers genres de poésie. Ils ont leur théâtre comique et tragique. Ils ont aspiré même à la gloire de l'épopée. Klopstock a chanté le Messie; et cette tentative a eu tout le succès qu'elle pouvait avoir. On a plaint l'homme de talent d'avoir pris un sujet dont la majesté froide, la sublimité ineffable, et l'inviolable vérité, ne permettaient à la poésie que des peintures inanimées et des scènes sans passion. Gessner a été plus habile et plus heureux dans le choix du sujet de son poëme d'Abel : le moment, l'action, le caractère principal et les contrastes qui le relèvent, étaient sans contredit ce que l'histoire sainte avait de plus poétique; et il a su rendre son sujet encore plus pathétique et plus intéressant: aussi ce poëme, dénué des grâces naïves du style original, ne laisse-t-il pas de nous attendrir dans la traduction française. Mais je répéterai, à l'égard de ce poëme, ce que j'ai dit de celui de Milton: il ne tient pas plus au climat, mœurs, au génie de l'Allemagne, que de tel autre pays de l'Europe; c'est un poëme oriental, ce n'est pas un poëme allemand.

aux

Les églogues du même poëte sont des plantes un peu plus analogues au climat qui les a vues naître : leur grâce, leur naïveté, leur coloris, leur morale philosophique, font désirer d'habiter les lieux où le poëte a vu ou semble avoir vu la nature. Il en est de même du poëme des Alpes, dans un genre supérieur. La poésie descriptive est de tous les pays; mais la Suisse lui est favorable plus qu'aucun autre climat du Nord, si ce n'est peut-être la Suède.

Je ne parle point des essais que la poésie dramatique a faits en Allemagne le parti qu'ont pris les souverains d'avoir des spectacles italiens ou français, est à la fois l'effet et la cause du peu de progrès que le génie national a fait dans ce genre de poésie.

Rien n'était poétique en France. La langue de Marot et de Rabelais était naïve; celle d'Amyot et de Montaigne était hardie, figurée, énergique; celle de Malherbe et de Balzac avait du

nombre et de la noblesse; elle acquit de la majesté sous la plume du grand Corneille, de la pureté, de la grâce, de l'élégance, et toutes les couleurs les plus délicates et les plus vives de la poésie et de l'éloquence, dans les écrits de Racine et de Fénélon, mais deux avantages prodigieux des langues anciennes lui furent refusés, la liberté de l'inversion et la précision de la prosodie or sans l'une, point de période; et sans l'autre, il faut l'avouer, point de mesure dans les vers. Balzac, le premier, avait essayé d'introduire le nombre et la période dans la prose française; mais quoiqu'alors on se permît plus d'inversions qu'à présent, la langue étant assujétie à observer presque fidèlement l'ordre naturel des idées, la faculté de combiner les mots au gré de l'oreille se réduisait à peu de chose. Il fallut donc, pour donner du nombre et de la rondeur au discours, s'occuper des mots plus que des choses encore ne parvint-on jamais à imiter le rhythme et la période des anciens. La période surtout, sans l'inversion libre, était impossible à construire : car son artifice consiste à suspendre le sens et à laisser l'esprit dans l'attente du mot qui doit le décider ; en sorte que, dans l'entendement, les deux extrémités de l'expression se rejoignent quand la période est finie: c'est ce qui l'a fait comparer à un serpent qui mord sa queue. Or, dans une langue où les mots suivent à la file la progression des idées, comment les arranger de façon qu'une partie de la pensée attende l'autre, et que l'esprit, égaré dans ce labyrinthe, ne se retrouve qu'à la fin?

:

Mais si la période française ne fut pas circulaire comme celle des anciens, au moins fut-elle prolongée et soutenue jusqu'à son repos absolu; et le tour, le balancement, la symétrie de ses membres, lui donnèrent de l'élégance, du poids, et de la majesté. Ainsi, à force de travail et de soins, notre langue acquit dans la prose une élégance, une souplesse, un tour harmonieux qui ne lui était pas naturel.

Le plus difficile était de donner à nos vers du nombre et de la mélodie: comment observer la mesure dans une langue qui n'a point de prosodie décidée? Aussi nos vers n'eurent-ils d'abord, comme les vers provençaux et italiens, d'autre règle que la rime et la quantité numérique des syllabes: on ne les chantait point, ils ne pouvaient donc pas être mesurés par le chant. L'ode même fut parmi nous ce qu'elle a été dans tout le reste de l'Europe moderne, un poëme divisé en stances, et d'un style plus élevé, plus véhément, plus figuré que les autres poëmes, mais nullement propre à être chanté. Voyez ODE et LYRIQUE.

Cependant, comme, de leur naturel, les élémens des langues ent une prosodie indiquée par les sons plus lents ou plus rapides,

et par les articulations plus faciles et plus pénibles qu'elles présentent, la prosodie de la langue française se fit sentir d'ellemême à l'oreille délicate des bons poëtes. Malherbe y sut trouver du nombre, et le fit sentir dans ses vers, comme Balzac dans sa prose. Il donna, aux vers de huit syllabes et aux vers héroïques, une cadence majestueuse, que nos plus grands poëtes n'ont pas dédaigné de prendre pour modèle, heureux d'avoir pu l'égaler.

Plus le vers français était libre et affranchi de toutes les règles de la prosodie ancienne, plus il était difficile à bien faire; et depuis Malherbe jusqu'à Corneille, rien de plus déplorable que ce déluge de vers lâches, traînans, ou durs et boursoufflés, sans mélodie et sans noblesse, dont la France fut inondée : le malheureux Hardi en faisait mille en vingt-quatre heures.

Si la poésie française a eu tant de peine, du côté du style ét des vers, à vaincre les difficultés que lui opposait une langue inculte et barbare; elle n'a pas eu moins de peine à vaincre les obstacles que lui opposait la nature du côté des mœurs et du climat, dans un pays qui semblait devoir être à jamais étranger pour elle.

Ce que nous avons dit de l'Italie moderne, au sujet de l'histoire, peut s'appliquer à tout le reste de l'Europe, et particulierement à la France. Si la poésie héroïque n'eût demandé que des faits atroces, des complots, des assassinats, des brigandages, des massacres, notre histoire lui en eût offert abondamment, et des plus horribles. Qu'on se rappelle, par exemple, les premiers temps de notre monarchie, le règne de Clovis, le massacre de sa famille, le règne des fils de Clotaire, leurs guerres sanglantes, les crimes de Frédégonde et de Landri; c'est le comble de l'atrocité : mais ce n'est là ni le poëme épique ni la tragédie.

Il faut à l'épopée, comme je l'ai dit, des caractères et des mœurs susceptibles d'élévation, des événemens importans et dignes de nous étonner, soit par leur grandeur naturelle, soit par le mélange du merveilleux; et rien de plus rare dans notre histoire.

Lorsqu'on ne savait pas faire encore une églogue, une élégie, un madrigal; lorsqu'on n'avait pas même l'idée de la beauté de l'imitation dans la poésie descriptive, dans la poésie dramatique; on eut en France la fureur de faire des poëmes épiques. Le Clovis, le Saint Louis, le Moïse, l'Alaric, la Pucelle, parurent presque en même temps; et qu'on juge de la célébrité qu'ils eurent, par l'adiniration avec laquelle Chapelain parle de ses rivaux. « Qu'estce, dit-il, que la Pucelle peut opposer, dans la peinture parlante, au Moise de M. de Saint-Amand? dans la hardiesse et dans la vivacité, au Saint Louis du révérend père Le Moine? dans la pureté, dans la facilité, et dans la majesté, au Saint Paul de

M. l'évêque de Vence? dans l'abondance et la pompe, à l'Alaric de M. de Scudéry? enfin dans la diversité et dans les agrémens, au Clovis de M. Desmarets? » (Préface de la Pucelle.)

La vérité est que tous ces poëmes sont la honte du siècle qui les a produits. Le ridicule justement répandu depuis sur le Clovis, le Moise, l'Alaric, la Pucelle, est la seule trace qu'ils ont laissée. Le Saint Louis est moins méprisable; mais de faibles imitations de la poésie ancienne et des fictions extravagantes n'ont pu le sauver de l'oubli. Le Saint Paul n'est pas même connu de nom.

Les causes générales de ces chutes rapides, après un succès éphémère, furent d'abord sans doute le manque de génie et la fausse idée qu'on avait de l'art, mais aussi le malheureux choix des sujets, soit du côté des caractères et des mœurs, soit du côté des peintures physiques et des incidens naturels, soit du côté du merveilleux. Quand il faut tout créér, les hommes et les choses, tout ennoblir, tout embellir; quand la vérité vient sans cesse flétrir l'imagination, la démentir, la rebuter; le génie se lasse bientôt de lutter contre la nature. Or que l'on se rappelle ce que nous avons dit des circonstances physiques et morales qui, dans la Grèce, favorisaient la poésie épique, et qu'on jette les yeux sur ces poëmes modernes : le contraire, dans presque tous les points, sera le tableau de la stérilité du champ couvert d'épines et de ronces où elle se vit transplantée. Ne parlons point du Saint Louis, sujet dont toutes les beautés, enlevées par le génie du Tasse, ne laissaient plus aux poëtes français que le faible et dangereux honneur d'imiter l'Homère italien; ne parlons point du Moïse, sujet qui demandait peutêtre l'auteur d'Esther et d'Athalie, et qui d'ailleurs n'a rien que de très-éloigné de nous : quelles mœurs à peindre en poésie dans le Clovis et l'Alaric, que celles des Romains dégénérés, des Gaulois asservis, des Goths et des Francs belliqueux, mais barbares, et dont tout le code se réduisait à la loi : Malheur aux vaincus! Que pouvait être, dans ces poëmes, la partie morale de la poésie, celle qui lui donne de la noblesse, de l'élévation, du pathétique, celle qui en fait l'intérêt et le charme? Voyez, dans les poésies qu'on attribue aux Islandais, aux Scandinaves, et aux anciens Ecossais, combien ce naturel sauvage, qui d'abord intéresse par sa franchise et sa candeur, est peu varié dans ses formes; combien cet héroïsme naturel et cette vigueur d'âme, de courage et de mœurs, a peu de nuances distinctes; combien ces descriptions, ces images hardies se ressemblent et se répètent. A plus forte raison dans un climat plus tempéré, où les sites, les accidens, les phénomènes de la nature sont moins bizarrement divers, les tableaux poétiques doivent-ils être plus monotones. On a bientôt décrit des forêts vastes et profondes, des précipices et des torrens,

Si la Gaule est devenue plus poétique, c'est par les arts, et par les accidens moraux qui en ont varié la surface, encore n'a-t-elle jamais eu, soit au physique, soit au moral, de ces aspects dont la grandeur étonne et tient du merveilleux.

Qu'ont fait les hommes de génie, qui, dans l'épopée, ont voulu donner à la poésie française un plus heureux essor? L'un a saisi, dans notre histoire, le moment où les mœurs françaises, animées par le fanatisme et par l'enthousiasme des partis, donnaient aux vices et aux vertus le plus de force et d'énergie. Il a choisi pour son héros un roi brillant par son courage, intéressant malheurs, adorable par sa bonté ; et à l'action de ce héros,

Qui fut de ses sujets le vainqueur et le père,

par ses

il a entremêlé avec ménagement des fictions épisodiques, les unes prises dans la croyance et les autres dans le système universel de l'allégorie; mais toutes élevées par son génie à la hauteur de l'épopée, et décorées par l'harmonie et le coloris des beaux vers.

L'autre a ramené la poésie dans son berceau et aux pieds du tombeau d'Homère. Il a pris son sujet dans Homère lui-même ; a fait d'un épisode de l'Odyssée l'action générale de son poëme ; et au milieu de tous les trésors que nous avons vus étalés dans la Grèce sous les mains de la poésie, il en a pris en liberté, mais avec le discernement du goût le plus exquis, tout ce qui pouvait rendre aimable, intéressante et persuasive, la plus courageuse leçon qu'on ait jamais donnée aux enfans de nos Rois.

Si l'aventure de la Pucelle avait été célébrée sérieusement par un homme de génie, personne, après lui, n'aurait osé en faire un poëme comique. Peut-être aussi y aurait-il eu quelque avantage du côté des mœurs, à chanter l'incursion des Sarrasins en deçà des Pyrénées; et Martel, vainqueur d'Abdérame, est un heros digne de l'Epopée. A cela près, on ne voit guère, dans notre histoire, de sujets vraiment héroïques; et l'on peut dire que le génie y sera toujours à l'étroit.

Il n'y avait guère plus d'apparence que la tragédie pût réussir sur nos théâtres; cependant elle s'y est élevée à un degré de gloire dont le théâtre d'Athènes aurait été jaloux : 1o. parce qu'elle y obtint, dès sa naissance, beaucoup d'encouragement, de faveur et d'émulation; 2°. parce qu'elle ne s'astreignit point à être française, et qu'elle tira ses sujets de l'histoire de tous les siècles et des mœurs de tous les pays; 3°. parce qu'elle se fit un nouveau système, et qu'elle sut prendre ses avantages sur le nouveau théâtre qu'on lui avait élevé.

Ce fut sous le règne de Henri II qu'elle fit ses premiers essais.

« PreviousContinue »