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pas assez

soit pas encore assez exercée, dont le goût même ne soit épuré pour sentir le besoin d'une élocution facile, nombreuse, élégante; un peuple enfin pour qui la vérité brute, le naturel sans choix, la plus grossière ébauche de l'imitation poétique, seraient le sublime de l'art; chez lui, la poésie aurait encore pour elle la force au défaut de la grâce, la hardiesse et la vigueur en échange de l'élégance et de la régularité, l'élévation et la profondeur des sentimens et des idées, l'énergie de l'expression, la chaleur de l'éloquence, la véhémence des passions, la franchise des carac-. tères, la ressemblance des peintures, l'intérêt des situations, l'âme et la vie répandue dans les images et les tableaux, enfin cette vérité naïve dans les mœurs et dans l'action, qui, tout inculte et sauvage qu'elle est, peut avoir encore sa beauté. Telle fut la poésie chez les Anglais, tant qu'elle ne fut que conforme au génie national; et ce caractere fut encore plus librement et plus fortement prononcé dans leur ancienne tragédie.

Mais lorsque le goût des peuples voisins eut commencé à se former, et qu'un petit nombre d'excellens écrivains eurent appris à l'Europe à sentir les véritables beautés de l'art, il se trouva, parmi les Anglais comme ailleurs, des hommes doués d'un esprit assez juste et d'une sensibilité assez délicate, pour discerner dans la nature les traits qu'il fallait peindre et ceux qu'il fallait négliger, et pour juger que de ce choix dépendait la décence, la grâce, la noblesse, la beauté de l'imitation. Ce goût de la belle nature, les Anglais le prirent en France à la cour de Louis-le-Grand, et le portèrent dans leur patrie; ce fut à Molière, à Racine, à Despréaux qu'ils durent Dryden, Pope, Addisson.

Mais au lieu que partout ailleurs c'est le goût d'un petit nombre d'hommes éclairés qui l'emporte à la longue sur le goût de la multitude, en Angleterre c'est le goût du peuple qui domine et qui fait la loi. Dans un Etat où le peuple règne, c'est au peuple que l'on cherche à plaire; et c'est surtout dans ses spectacles qu'il veut qu'on l'amuse à son gré. Ainsi, tandis qu'à la lecture les poëtes du second âge charmaient la cour de Charles II, et que la partie la plus cultivée de la nation, d'accord avec toute l'Europe, admirait la majestueuse simplicité du Caton d'Addisson, l'élégance et la grâce des Contes de Prior, et tous les trésors de la poésie de style répandus dans les épîtres de Pope; l'ancien goût, le goût populaire, n'applaudissait sur les théâtres, où il règne impérieusement, que ce qui pouvait égayer ou émouvoir la multitude, un comique grossier, obscène, outré dans toutes ses peintures, un tragique aussi peu décent, où toute vraisemblance était sacrifiée à l'effet de quelques scènes terribles, et qui, ne tendant qu'à remuer des esprits phlegmatiques, y employait indifféremment

tous les moyens les plus violens : car le peuple, dans un spectacle, veut qu'on l'émeuve, n'importe par quelles peintures; comme dans une fête il veut qu'on l'enivre, n'importe avec quelle liqueur.

Il est donc de l'essence, et peut-être de l'intérêt de la constitution politique de l'Angleterre, que le mauvais goût subsiste sur ses théâtres; qu'à côté d'une scène d'un pathétique noble et d'une beauté pure, il y ait pour la multitude au moins quelques traits plus grossiers; et que les hommes éclairés, qui font partout le petit nombre, n'aient jamais droit de prescrire au peuple le choix de ses amusemens.

Mais hors du théâtre, et quand chacun est libre de juger d'après soi, ce petit nombre de vrais juges rentre dans ses droits naturels; et la multitude, qui ne lit point, laisse les gens de lettres, comme devant leurs pairs, recevoir d'eux le tribut de louange que leurs écrits ont mérité : c'est alors que l'opinion du petit nombre commande à l'opinion publique. Voilà pourquoi l'on voit deux espèces de goût, incompatibles en apparence, se concilier en Angleterre, et les beautés et les défauts contraires presque également applaudis.

Le génie de Shakespear ne fut pas éclairé; mais son instinct lui fit saisir la vérité et l'exprimer par des traits énergiques; il fut inculte et déréglé dans ses compositions, mais il ne fut point romanesque. Il n'évita ni la bassesse ni la grossièreté qu'autorisaient les mœurs et le goût de son temps, mais il connut le cœur humain et les ressorts du pathétique. Il sut répandre une terreur profonde, il sut enfoncer dans les âmes les traits déchirans de la pitié. Il ne fut ni noble ni décent; il fut véhément et sublime. Chez lui, nulle espèce de régularité ni de vraisemblance dans le tissu de l'action, quoique, dans les détails, il soit regardé comme le plus vrai de tous les poëtes: vérité sans doute admirable, lorsqu'elle est le trait simple, énergique et profond qu'il a pris dans le cœur humain; mais vérité souvent commune et triviale, qu'une populace grossière aime seule à voir imiter.

Shakespear a un mérite réel et transcendant qui frappe tout le monde; il est tragique, il touche, il émeut fortement. Ce n'est pas cette pitié douce qui pénètre insensiblement, qui se saisit des cœurs, et qui, les pressant par degrés, leur fait goûter ce plaisir si doux de se soulager par des larmes; c'est une terreur sombre, une douleur profonde, et des secousses violentes qu'il donne à l'âme des spectateurs, en cela peut-être plus cher à une nation qui a besoin de ces émotions violentes. C'est ce qui l'a fait préférer à tous les tragiques qui l'ont suivi. Mais tout l'enthousiasme de ses admirateurs n'en imposera jamais aux gens de bon sens et de goût sur ses grossièretés barbares.

A voir la liberté avec laquelle les Anglais se permettent de parler, de penser, et d'écrire sur les intérêts publics, et les avantages que la nation retire de cette liberté, on ne peut s'étonner assez que la comédie ne soit pas devenue à Londres une satire politique, comme elle l'était dans Athènes, et que chacun des deux partis n'ait pas eu son théâtre, où le parti contraire aurait été joué. Serait-ce qu'ayant l'un et l'autre des mystères trop dangereux à révéler en plein théâtre, ils auraient voulu se ménager? ou que l'impression du spectacle sur les esprits étant trop vive et trop contagieuse, ils en auraient craint les effets? Quoi qu'il en soit, la comédie, sur le théâtre de Londres, s'est bornée à être morale; et comme, dans un pays où il y a peu de société, il y a aussi peu de ridicules; et qu'au contraire, dans un pays où tous les hommes se piquent de liberté et d'indépendance, chacun se fait gloire d'être original dans ses mœurs et dans ses manières; c'est à cette singularité, souvent grotesque en elle-même et plus souvent exagérée sur le théâtre, que le comique anglais s'est attaché, sans pourtant négliger la censure des vices, qu'il a peints des traits les plus forts.

Mais si le parterre de Londres s'est rendu l'arbitre du goût dans le spectacle le plus noble; si, pour plaire au peuple, il a fallu que le tragique se soit lui-même dégradé; a plus forte raison at-il fallu que le comique se soit abaissé jusqu'au ton de la plaisanterie la plus grossière, et la plus obscène. Du reste, comme elle s'est conformée au génie de la nation, et qu'au lieu des ridicules de société, c'est l'originalité bizarre qu'elle s'est proposé de peindre, il s'ensuit que le comique anglais est absolument local, et ne saurait se transplanter ni se traduire dans aucune langue. Voyez COMÉDIE.

L'orgueil patriotique de la nation anglaise, ne voulant laisser à ses voisins aucune gloire qu'elle ne partage, lui a fait, comme on dit, forcer nature pour exceller dans les beaux-arts. Par exemple, quoique sa langue ne soit rien moins que favorable aux vers lyriques, elle est la seule dans l'Europe qui ait proposé à l'ode chantée une fête solennelle, dans laquelle, comme chez les Grecs, le génie des vers et celui du chant sont réunis et couronnés. On connaît l'ode de Dryden pour la fête de sainte Cécile; mais cette ode, la plus approchante du poëme lyrique des Grecs, n'en est elle-même qu'une ombre. Dryden, pour exprimer le charme et le pouvoir de l'harmonie, raconte comment le poëte Timothée, touchant la lyre et chantant devant le jeune Alexandre (quoique Timothée fût mort avant qu'Alexandre fût né), comment, dis-je, en variant les tons et en passant d'un mode à un autre, il maîtrisait l'âme du héros, l'agitait, l'enflammait, l'apai

sait à son gré, lui inspirait l'ardeur des combats et la passion de la gloire, le ramenait à la clémence, l'attendrissait et le plongeait dans une douce langueur. Or, à la place du récit, qu'on suppose l'action même, Timothée au lieu de Dryden, Alexandre présent, le poëte animé par la présence du héros, observant dans les yeux, dans les traits du visage, dans les mouvemens d'Alexandre, les révolutions rapides qu'il causait dans son âme, fier de la dominer cette âme impérieuse, et de la changer à son gré; on sentira combien l'ode du poëte anglais doit être loin encore, toute belle qu'elle est, du poëme lyrique des anciens.

Le poëme épique de Milton est étranger à l'Angleterre : il ne tient à l'esprit de la nation que par la croyance commune à tous les peuples de l'Europe: nulle autre circonstance, ni du lieu ni du temps, n'a influé sur cette production sublime et bizarre. Le fanatisme dominait alors, mais il avait un autre objet; on ne contestait point la chute de nos premiers parens.

Plein des idées répandues dans les livres de Moïse et dans les écrits des prophètes, plein de la lecture d'Homère et des poëmes italiens, aidé de ces farces pieuses qui, sur les théâtres de l'Europe, avaient si sérieusement et si ridiculement travesti les mystères de la religion, enfin poussé par son génie, Milton vit, dans la révolte des enfers conjurés pour la perte du genre humain, un sujet digne de l'épopée ; et emporté par son imagination, il s'y abandonna. L'enfer de Milton est imité de celui du Tasse, avec des traits plus hardis et plus forts; mais il est gâté par l'idée ridicule du Pandemonium, et plus encore par le sale. épisode de l'accouplement incestueux du péché et de la mort. La description des délices d'Eden et de l'innocente volupté des amours de nos premiers pères, n'est imitée de personne; elle fait la gloire de Milton. La guerre des anges contre les démons fait sa honte.

Le péché de nos premiers pères est un événement si éloigné de nous, qu'il ne nous touche que faiblement; le merveilleux en est si familier, qu'il n'a plus rien qui nous étonne; et à force d'intéresser toutes les nations du monde, il n'en intéresse plus aucune aussi le poëme du Paradis perdu fut-il méprisé en naissant; et ses beautés étant au-dessus de la multitude, il serait resté dans l'oubli, si des hommes dignes de le juger et faits pour entraîner l'opinion publique, Pope et Addisson, n'avaient appris à l'Angleterre à l'adınirer.

La poésie galante et légère a saisi, pour naître et fleurir en Angleterre, le seul moment qui lui ait été favorable, le règne de Charles II. La poésie philosophique, morale et satirique, y fleurira toujours, parce qu'elle est conforme au génie de la nation : c'est en Angleterre qu'on l'a vue renaître; et Pope et Rochester l'y ont

portée au plus haut degré où elle se soit élevée en Europe depuis Lucrece, Horace, et Juvénal.

Si l'allemand eût été une langue mélodieuse, c'est en Allemagne qu'on aurait eu quelque espérance de voir renaître la poésie lyrique des anciens. Les Italiens peuvent avoir un goût plus fin, plus délicat, plus exquis de la bonne musique ; mais ils n'ont pas l'oreille plus sûre et plus sévère que les Allemands, pour la précision du nombre et la justesse des accords. Ceux-ci ont même cet avantage, que la musique fait partie de leur éducation commune, et qu'en Allemagne le peuple même est musicien des le berceau. C'est donc là qu'il était facile et naturel de voir les deux talens se réunir dans le même homme, et un poëte, sur le luth ou la harpe, composer et chanter ses vers.

Mais à la rudesse de la langue, premier obstacle et peut-être invincible, s'est joint, comme partout ailleurs, le manque d'émulation et de circonstances heureuses, comme celles qui, dans la Grèce, avaient favorisé et fait honorer ce bel art.

La poésie allemande a cependant eu ses succès dans le genre de l'ode. Celle du célèbre Haller, sur la mort de sa femme, a le mérite rare d'exprimer un sentiment réel et profond, émané du cœur du poëte.

On a vu, pendant les campagnes du roi de Prusse en Allemagne, des essais de poésie lyrique plus approchans de celle des Grecs: ce sont des chants militaires, non pas dans le goût soldatesque, mais du plus haut style de l'ode, sur les exploits de ce héros. La poésie moderne n'a point d'exemples d'un enthousiasme plus vrai; et de pareils chants, répétés de bouche en bouche dans une armée, avant une bataille, après une victoire, même à la suite d'un revers, seraient plus éloquens et plus utiles que des harangues. Voyez LYRIQUE.

Mais ce n'est point un moment d'enthousiasme, ce sont les mœurs et le génie d'une nation, qui assurent à la poésie un règne constant et durable.

L'Allemagne, à qui les sciences et les arts sont redevables de tant de découvertes, et qui, du côté des savantes études et des recherches approfondies, l'a emporté sur tout le reste de l'Europe, semble y avoir mis toute sa gloire. Une vie laborieuse, une condition pénible, un gouvernement qui n'a eu ni l'avantage de flatter l'orgueil par des prospérités brillantes, ni celui d'élever les âmes par le sentiment de la liberté, qui est la véritable dignité de l'homme, ni celui de polir les esprits et les mœurs par les raffinemens du luxe et par le commerce d'une société voluptueusement oisive; enfin la destinée de l'Allemagne, qui, depuis si long-temps, est le théâtre des sanglans débats de l'Europe, et

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