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sonnages, bons ou méchans, ne sont ennoblis que par leurs mours; et le malheur ne nous étonne que dans des hommes destinés à de grandes prpspérités, soit par une haute naissance, soit par d'héroïques vertus.

Et dans l'histoire de l'Italie moderne, combien peu de ces hommes dont l'âme, le génie ou la fortune annoncent de hautes destinées? De tant de guerres intestines, de tant de brigandages, de fureurs, de forfaits, que reste-t-il, qu'une impression d'horreur? Deux siècles de calamités et de révolutions ont-ils laissé le souvenir d'un illustre coupable, ou d'un fait héroïque? Des trahisons, des atrocités lâches, des haines sourdes et cruelles, assouvies par des noirceurs, des empoisonnemens ou des assassinats; tout cela fait une impression de douleur pénible et révoltante, sans aucun mélange de plaisir. L'âme est flétrie et n'est point élevée; on compatit, comme à une boucherie de victimes humaines que l'on voit massacrer; mais ce pathétique n'est pas celui qui doit régner dans la tragédie. Voyez INTÉRÊt.

Ajoutons que, dans la peinture des mœurs tragiques, il se mêle souvent des traits d'une philosophie politique ou morale, qui contribue grandement à élever les sentimens par la noblesse des maximes, et que cette partie de l'art suppose une liberté de penser, que les poëtes n'ont jamais eue dans les temps et dans les pays où la superstition et l'intolérance ont dominé. Car tel est l'effet de la crainte sur les esprits, que non-seulement elle leur ôte la hardiesse de passer les bornes prescrites, mais qu'au dedans même de ces bornes, elle leur interdit la faculté d'agir avec force et franchise; pareils au voyageur timide, qui, en voyant à ses côtés deux précipices effrayans, ne va qu'à pas tremblans dans le même sentier, où il marcherait d'un pas ferme s'il ne voyait pas le péril.

Ainsi, quoique les mœurs de l'Italie moderne, comme du reste de l'Europe, permissent à la tragédie une imitation plus vraie que ne l'était celle des Grecs; quoique sur les nouveaux théâtres, les acteurs de l'un et de l'autre sexe, sans masque, ni cothurne, ni porte-voix, ni aucune des monstrueuses exagérations de la scène antique, pussent représenter l'action théâtrale au naturel; la tragédie, ayant fait d'inutiles efforts pour s'élever sur les théâtres d'Italie, a été obligée de les abandonner, et la comédie elle-même n'y a pas eu un plus heureux sort.

La vanité est la mère des ridicules, comme l'oisiveté est la mère des vices; et c'est le commerce habituel d'une société nombreuse, qui met en action et en évidence les vices de l'oisiveté et les ridicules de la vanité; voilà l'école de la comédie. Il est donc bien aisé de voir dans quel pays elle a dû fleurir.

En Italie, ce ne fut ni manque d'oisiveté, ni manque de vanité, mais ce fut manque de société que la comédie ne trouva point des mœurs favorables à peindre. Tous les débats de l'amour-propre s'y réduisirent presque aux rivalités amoureuses; et les seuls objets du comique furent les artifices et les folies des amans, l'adresse des femmes à se jouer des hommes, la fourberie des valets, l'inquiétude, la jalousie et la vigilance trompée des pères, des mères, des tuteurs et des maris. Le comique italien n'a donc été qu'un comique d'intrigue; mais, par la constitution politique de l'Italie, divisée en petits Etats malignement envieux l'un de l'autre, s'est joint au comique d'intrigue un comique de caractère national; en sorte que ce n'est pas le ridicule de telle espèce d'hommes, mais le ridicule, ou plutôt le caractère exagéré de tel peuple, du vénitien, du napolitain, du florentin, qu'on a joué. Il s'ensuit de là que, du coté des mœurs, toutes les comédies italiennes se ressemblent, et ne different que par l'intrigue, ou plutôt par incidens.

les

Les Italiens n'ayant donc ni tragédie ni comédie régulière et décente, inventèrent un genre de spectacle qui leur tint lieu de l'une et de l'autre, et qui, par un nouveau plaisir, pût suppléer à ce qui manquerait à leur poésie dramatique. J'ai déjà eu lieu d'examiner par quelles causes ce nouveau genre, favorisé en Italie, y dut prospérer et fleurir; par quelles causes les progrès en ont été bornés ou ralentis ; et pourquoi, s'il n'est transplanté, il y touche à sa décadence. Voyez Opéra.

Ce que j'ai dit de l'ode et du poëme lyrique des Grecs, à l'égard de l'ancienne Rome et de l'Italie moderne, doit, à plus forte raison, s'entendre de tout le reste de l'Europe; et si, dans un pays où la musique a pris naissance, où les peuples semblaient organisés pour elle, où la langue, naturellement flexible et sonore, a été si docile au nombre et aux modulations du chant, il ne s'est pas élevé un seul poëte qui, à l'exemple des anciens, ait réuni les deux talens, chanté ses vers, et soutenu sa voix par des accords harmonieux; bien moins encore chez des peuples où la musique est étrangère, et la langue moins douce et moins mélodieuse, un pareil phénomène devait-il arriver.

La galanterie espagnole en a cependant fait l'essai : l'ingénieuse nécessité, l'amour, non moins ingénieux qu'elle, ont fait imaginer aux Espagnols ces sérénades où un amant, autour de la prison d'une beauté captive, vient, aux accords d'une guitare, soupirer des vers amoureux; mais on sent bien que, par cette voie, l'art ne peut guère s'élever; et quand, par miracle, il trouverait un Anacréon ou une Sapho, il serait encore loin de trouver un Alcée.

Le climat d'Espagne semblait plus favorable à la poésie épique et dramatique; cette contrée a été le théâtre des plus grandes révolutions, et son histoire présente plus de faits héroïques que tout le reste de l'Europe ensemble. Les invasions des Vandales, des Goths, des Arabes, des Maures, dans ce pays tant de fois désolé; ses divisions intérieures en divers Etats ennemis; les incursions, les conquêtes des Espagnols, soit en-deçà des monts, soit au-delà des mers; leur domination en Afrique, en Italie, en Flandre, et dans le Nouveau-Monde; la superstition même et l'intolérance, qui, en Espagne, ont allumé tant de bûchers et fait couler tant de sang, sont autant de sources fécondes d'événemens tragiques; et si, dans quelques pays de l'Europe moderne, la poésie héroïque a pu se passer des secours de l'antiquité, c'est en Espagne : la langue même lui était favorable; car elle est nombreuse, sonore, abondante, majestueuse, figurée, et riche en couleurs.

Ce n'est donc pas sans raison que l'on s'étonne qu'un pays qui a produit un Pélage, un comte Julien, un Gonzalve, un Cortez, un Pizarre, n'ait pas eu un beau poëme épique; car je compte pour peu de chose celui de l'Araucana; et dans la Lusiade même, le poëte portugais n'a que très-peu de beautés locales.

Mais les arts, je l'ai déjà dit, ne fleurissent et ne prospèrent que chez un peuple qui les chérit ce n'est qu'au milieu d'une foule de tentatives malheureuses que s'élèvent les grands succès. Il faut donc pour cela des encouragemens; il en faut surtout au génie; c'est l'émulation qui l'anime; c'est, si j'ose le dire, le vent de la faveur publique qui enfle ses voiles et qui le fait voguer. Or l'Espagne, plongée dans l'ignorance et dans la superstition, ne s'est jamais assez passionnée en faveur de la poésie pour faire prendre à l'imagination des poëtes le grand essor de l'épopée.

Ajoutons que, dans leur histoire, le merveilleux des faits était presque le seul que la poésie pût employer. Le Camoëns a imaginé une belle et grande allégorie pour le cap de Bonne-Espérance: mais l'allégorie n'a qu'un moment; et l'on sait dans quelles fictions ridicules ce même poëte s'est perdu, lorsqu'il a voulu employer la fable.

Le goût des Espagnols pour le spectacle donna plus d'émulation à la poésie dramatique ; et la tragédie pouvait encore trouver des sujets dignes d'elle dans l'histoire de leur pays.

Cet esprit de chevalerie qui a fait parmi nous de l'amour une passion morale, sérieuse, héroïque, en attachant à la beauté une espèce de culte, en mêlant au penchant physique un sentiment plus épuré, qui de l'âme s'adresse à l'âme et l'élève au-dessus des sens; ce roman de l'amour enfin, que l'opinion, l'habitude, l'illusion de la jeunesse, l'imagination exaltée et séduite par les

désirs, ont rendu comme naturel, semblait offrir à la tragédie espagnole des peintures plus fortes, des scènes plus terribles: l'amour étant lui-même, en Espagne, plus fier, plus fougueux, plus jaloux, plus sombre dans sa jalousie, et plus cruel dans ses vengeances, que dans aucun autre pays du monde.

Mais l'héroïsme espagnol est froid: la fierté, la hauteur, l'arrogance tranquille en est le caractère; dans les peintures qu'on en a faites, il ne sort de sa gravité que pour donner dans l'extravagance; l'orgueil alors devient de l'enflure; le sublime, de l'ampoulé; l'héroïsme, de la folie. Du côté des mœurs, ce fut donc la vérité, le naturel, qui manquèrent à la tragédie espagnole; du côté de l'action, la simplicité et la vraisemblance. Le défaut du génie espagnol est de n'avoir su donner des bornes ni à l'imagination ni au sentiment; avec le goût barbare des Vandales et des Goths pour des spectacles tumultueux et bruyans où il entre du merveilleux, s'est combiné l'esprit romanesque et hyperbolique des Arabes et des Maures: de là le goût des Espagnols.

C'est dans la complication de l'intrigue, dans l'embarras des incidens, dans la singularité imprévue de l'événement, qui rompt plutôt qu'il ne dénoue les fils embrouillés de l'action; c'est dans un mélange bizarre de bouffonnerie et d'héroïsme, de galanterie et de dévotion, dans des caractères outrés, dans des sentimens romanesques, dans des expressions emphatiques, dans un merveilleux absurde et puéril, qu'ils font consister l'intérêt et la pompe de la tragédie; et lorsqu'un peuple est accoutumé à ce désordre, à ce fracas d'aventures et d'incidens, le mal est presque sans remède : tout ce qui est naturel lui paraît faible, tout ce qui est simple lui paraît vide, tout ce qui est sage lui paraît froid.

Quant à ce mélange superstitieux et absurde du sacré avec le profane, que le peuple espagnol aime à voir sur la scène, nous le trouvons majestueux et terrible chez les Grecs; et chez les Espagnols, absurde et ridicule : soit parce qu'il est mieux employé, soit parce qu'il est vu de plus loin, et que nous sommes plus familiarisés avec les démons qu'avec les furies.

Major è longinquo reverentia.

La même façon de compliquer l'intrigue et de la charger d'incidens romanesques et merveilleux fait le succès de la comédie espagnole : les diables en sont les bouffons.

Lopez de Véga et Caldéron étaient nés pour tenir leur place auprès de Molière et de Corneille; mais dominés par la superstition, par l'ignorance, et par le faux goût des Orientaux et des Barbares, que l'Espagne avait contracté, ils ont été forcés de s'y soumettre. C'est ce que Lopez de Véga lui-même avouait dans

ces vers qu'a pris la peine de traduire une plume qui embellit

tout.

Les Vandales, les Goths, dans leurs écrits bizarres,
Dédaignèrent le goût des Grecs et des Romains:
Nos aïeux ont marché dans ces nouveaux chemins ;
Nos aïeux étaient des barbares.

L'abus règne, l'art tombe, et la raison s'enfuit :
Qui veut écrire avec décence,

Avec art, avec goût, n'en recueille aucun fruit;
Il vit dans le mépris, et meurt dans l'indigence.
Je me vois obligé de servir l'ignorance,

D'enfermer sous quatre verroux

Sophocle, Euripide et Térence.

J'écris en insensé, mais j'écris pour des fous.

Le public est mon maître, il faut bien le servir;
Il faut pour son argent lui donner ce qu'il aime :
J'écris pour lui, non pour moi-même,

Et cherche des succès dont je n'ai qu'à rougir.

Un peuple sérieux, réfléchi, peu sensible aux plaisirs de l'imagination, peu délicat sur les plaisirs des sens, et chez qui une raison mélancolique domine toutes les facultés de l'âme; un peuple des long-temps occupé de ses intérêts politiques, tantôt à secouer les chaînes de la tyrannie, tantôt à s'affermir dans les droits de la liberté; ce peuple chez qui la législation, l'administration de l'Etat, sa défense, sa sûreté, son élévation, sa puissance, les grands objets de l'agriculture, de la navigation, de l'industrie et du commerce, ont occupé tous les esprits, semble avoir dû laisser aux arts d'agrément peu de moyens de prospérer chez lui.

Cependant ce même pays, qui n'a jamais produit un grand peintre, un grand statuaire, un bon musicien, l'Angleterre a produit d'excellens poëtes: soit parce que l'Anglais aime la gloire, et qu'il a vu que la poésie donnait réellement un nouveau lustre au génie des nations; soit parce que, naturellement porté à la méditation et à la tristesse, il a senti le besoin d'être ému et dissipé par les illusions que ce bel art produit; soit enfin parce que son génie, à certains égards, était propre à la poésie, dont le succès ne tient pas absolument aux mêmes facultés que celui des autres talens.

En effet, supposez un peuple à qui la nature ait refusé une certaine délicatesse dans les organes, ce sens exquis dont la finesse aperçoit et saisit, dans les arts d'agrément, toutes les nuances du beau; un peuple dont la langue ait encore trop de rudesse et d'apreté pour imiter les inflexions d'un chant mélodieux, ou pour donner aux vers une douce harmonie; un peuple dont l'oreille ne

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