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que ces peuples donnaient sans doute au reproche qu'on leur faisait sur les crimes de leurs aïeux; la volonté des dieux, les décrets de la destinée, un ascendant irrésistible, une erreur fatale, avaient tout fait. Et ce fut là comme la base de tout le système tragique; car la fatalité, qui laisse la bonté morale au coupable, qui attache le crime à la vertu et le remords à l'innocence, est le moyen le plus puissant qu'on ait imaginé pour effrayer et attendrir l'homme sur le destin de son semblable. Aussi l'histoire fabuleuse des Grecs est-elle la seule vraiment tragique dans les annales du monde entier ; et ce mélange en est la cause.

Mais ce qui tenait de plus près encore aux événemens politiques, c'est cette ivresse de la gloire et des prospérités que les Athéniens avaient rapportée de Marathon, de Salamine, et de Platée; sentiment qui exaltait les âmes, et surtout celles des poëtes : c'est ce même orgueil, ennemi de toute domination et charmé de voir dans les rois les jouets de la destinée, cet orgueil, sans cesse irrité par la menace des monarques de l'Orient, et par le danger de tomber sous les griffes de ces vautours, c'est là, dis-je, ce qui donna une impulsion si rapide et si forte au génie tragique, et lui fit faire en un demi-siècle de si incroyables progrès.

Du côté de la comédie, les mœurs grecques avaient aussi des avantages qui leur sont propres, et qu'on ne trouve point ailleurs. Chez un peuple vif, enjoué, naturellement satirique, et dont le goût exquis pour la plaisanterie-a fait passer en proverbe le sel piquant et fin dont il l'assaisonnait; chez ce peuple républicain, et libre censeur de lui-même, que l'on s'imagine un théâtre où il était permis de livrer à la risée de la Grèce entière, non-seulement un citoyen ridicule ou vicieux, mais un juge inique et vénal, un dépositaire du bien public, négligent, avare, infidèle, un magistrat sans talent ou sans mœurs, un général d'armée sans capacité, un riche ambitieux qui briguait la faveur du peuple, ou un fripon qui le trompait, en un mot, le peuple lui-même, qui se laissait traduire en plein théâtre comme un vieillard chagrin, bizarre, crédule, imbécile, esclave et dupe de ces brigands publics, qui le flattaient et l'opprimaient; qu'on s'imagine ces personnages d'abord exposés sur la scène et nommés par leur nom, ensuite (lorsqu'il fut défendu de nommer) si bien désignés par leurs traits et par toute espèce de ressemblance, qu'on les reconnaissait en les voyant paraître; et qu'on juge de là combien le génie comique, animé par la jalousie et la malignité républicaine, devait avoir à s'exercer!

Ainsi la poésie trouva tout disposé comme pour elle dans la Grèce; et la nature, la fortune, l'opinion, les lois, les mœurs, tout s'était accordé pour la favoriser.

Il sera bien aisé de voir à présent dans quel autre pays du monde elle a trouvé plus ou moins de ces avantages.

J'ai déjà dit que, chez les Romains, elle s'était fait une prosodie modelée sur celle des Grecs; mais n'ayant ni la lyre dans la main des poëtes pour soutenir et animer les vers, ni les mêmes objets d'éloquence et d'enthousiasme, ni ce ministère public qui la consacrait chez les Grecs; la poésie lyrique ne fut à Rome qu'une stérile imitation, souvent froide et frivole, presque jamais sublime. Voyez LYRIQUE.

La gravité des mœurs romaines s'était communiquée au culte : une majesté sérieuse y régnait; la sévère décence en avait banni les grâces, les plaisirs, la volupté, la joie. Les jeux, à Rome, n'étaient que des exercices militaires ou des spectacles sanglans; ce n'étaient plus ces solennités où vingt peuples venaient en foule voir disputer la couronne olympique. Un poëte qui, dans le cirque, serait venu sérieusement célébrer le vainqueur au jeu du disque ou de la lutte, aurait excité la risée des vainqueurs du monde. Rome était trop occupée de grandes choses pour attacher de l'importance à de frivoles jeux : elle les aimait, comme on aime quelquefois une maîtresse, passionnément et sans l'estimer. Si quelquefois la poésie lyrique célébrait dans Rome des triomphes ou des vertus, ce n'était point le ministère d'un homme inspiré par les dieux ou avoué par la patrie; c'était le tribut personnel d'un poëte qui faisait sa cour, et quelquefois l'hommage d'un complaisant ou d'un flatteur.

On voit donc bien qu'en supposant Rome peuplée de génies faits pour exceller dans cet art, les causes morales qui auraient dù les faire éclore et les développer n'étant pas les mêmes que dans la Grèce, ils n'auraient jamais pris le même accroissement.

La poésie épique trouva dans l'Italie une partie des avantages qu'elle avait eus dans la Grèce, moins de variété pourtant, moins d'abondance et de richesses, soit dans les descriptions physiques, soit dans la peinture des mœurs; mais ce qu'elle eut à regretter surtout, ce fut l'obscurité des temps appelés héroïques.

Les événemens passés demandent, pour être agrandis aux yeux de l'imagination, non-seulement une grande distance, mais une certaine vapeur répandue dans l'intervalle. Quand tout est bien connu, il n'y a plus rien à feindre. Depuis Numa jusqu'à Auguste, l'enchaînement des faits était écrit et consigné. Le petit nombre des fables répandues dans les annales était sans suite, comme sans importance. Si le poëte eût voulu exagérer les faits et leur donner des causes étonnantes et merveilleuses; non-seulement la sincérité de l'histoire, mais la vue familière des lieux où

ces faits étaient arrivés, les eût réduits à leur juste valeur. Comment exagérer aux yeux de Rome la défaite des Volsques ou celle des Sabins? Le seul sujet vraiment épique qu'il fût possible de tirer des premiers temps de Rome, est celui que Virgile a pris, parce qu'il est un des derniers rameaux de l'histoire fabuleuse des Grecs. Les événemens, dans la suite, eurent plus de grandeur, mais de cette grandeur réelle que la vérité historique présente tout entière et met au-dessus de la fiction. Les guerres puniques, celles d'Asie, celles d'Epire, d'Espagne, et des Gaules, la guerre civile elle-même, ne laissaient à la poésie sur l'histoire, que l'avantage de décrire les mêmes faits, et de peindre les mêmes hommes, d'un style plus élevé, plus harmonieux, plus animé peut-être, et plus haut en couleur ; mais ni les causes, ni les moyens, ni les détails intéressans, rien ne pouvait se déguiser.

Les auspices et les présages pouvaient entrer pour quelque chose dans les résolutions et influer sur les événemens : mais si l'on eût vu Neptune se déclarer en faveur des Carthaginois, et Mars en faveur des Romains, Vénus en faveur de César, Minerve en faveur de Pompée; la gravité romaine aurait trouvé puérils ces vains ornemens de la fable, dans des récits dont la vérité simple avait par elle-même tant d'importance et de grandeur.

Ainsi Varius et Pollion n'étaient guère plus libres dans leurs compositions, que Tite-Live et que Tacite. On voit même que le jeune Lucain, avec tout le feu de son génie, et quoiqu'il eût pris pour sujet de son poëme un événement dont l'importance semblait justifier l'entremise des dieux, ne les y a montrés que de loin, en philosophe plus qu'en poëte, comme spectateurs, comme juges, mais sans les engager et sans les faire agir dans la querelle de ses héros.

Les événemens et les mœurs que nous présente l'histoire romaine, semblent avoir été plus favorables à la tragédie. Mais si l'on considère que les mœurs romaines n'étaient rien moins que passionnées; que le courage et la grandeur d'âme, l'amour de la gloire et de la liberté, en étaient les vertus; que l'orgueil, la cupidité, l'ambition en étaient les vices; que les exemples de constance, de générosité, de dévouement qui nous frappent dans l'héroïsme des Romains, étant des actes volontaires, ne pouvaient en faire un objet ni pitoyable ni terrible; que les deux causes du malheur qui dominent l'homme et qui le rendent véritablement misérable, l'ascendant de la destinée et celui de la passion, n'entraient pour rien dans les scènes tragiques dont l'histoire romaine abonde; qu'il était même de l'essence du courage romain d'opposer au malheur une froideur stoïque qui dédaignait la plainte

et qui séchait les larmes; on reconnaîtra que les Régulus, les Caton, les Porcie, les Cornélie étaient propres à élever l'âme, mais nullement à l'émouvoir ni de terreur ni de pitié.

Qu'on examine les sujets romains les plus forts, les plus pathétiques on peut tirer de ceux de Coriolan, de Scévole, de Manlius, de Lucrèce, de César, une ou deux situations dignes d'un grand théâtre; mais cette continuité d'action véhémente et pathétique des sujets grecs, où la trouver? Les sujets romains ne sont grands, ou plutôt leur grandeur ne se soutient que par les mœurs et les sentimens que Corneille en a tirés; et ce n'étaient pas des mœurs, des sentimens et des maximes, mais des tableaux peints à grands traits, qu'il fallait sur de grands théâtres, comme ceux de Rome et d'Athènes. Voyez TRAGÉDIE.

Une seule époque dans Rome fut favorable à la tragédie : ce fut celle de la tyrannie et dela servitude, des délateurs et des proscrits. Alors, sans doute, le tableau de ses calamités aurait attendri Rome; et la faiblesse et l'innocence fugitives dans les déserts, réfugiées dans les tombeaux, poursuivies, arrachées de ces derniers asiles, traînées aux pieds d'un monstre couronné, et livrées au fer des licteurs, ou réduites au choix du supplice; ce contraste d'une férocité et d'une obéissance également stupides; cet abattement inconcevable d'un peuple qui avait tant de fois bravé la mort, qui la bravait encore, et qui tremblait devant des maîtres aussi lâches qu'impérieux; ce mélange d'un reste d'héroïsme avec une bassesse d'esclaves abrutis, cette chute épouvantable de Rome libre et maîtresse du monde, sous le joug des plus vils des hommes, des plus indignes de régner et de vivre, d'un Claude, d'un Caligula, qui auraient été le rebut des esclaves s'ils étaient nés parmi les esclaves; ces deux extrémités des choses humaines, rapprochées sur un théâtre, auraient été sans doute le tableau le plus pitoyable et le plus effrayant de nos misérables destinées. Mais en faisant verser des larmes, elles auraient peut-être fait songer à verser du sang; Rome, en se voyant elle-même dans ce tableau épouvantable, aurait frémi de l'excès de ses maux; la honte et l'indignation pouvaient ranimer son courage; et ses oppresseurs n'avaient garde de lui présenter le miroir. On voit que, sous Tibère, Emilius-Scaurus, pour avoir fait dire, peut-être ́innocemment, dans la tragédie d'Atrée, ces paroles d'Euripide : Il faut supporter la folie de celui qui commande (stultitiam imperantis), fut condamné à se donner la mort.

Ainsi, dans les temps de liberté, les mœurs romaines n'avaient rien de tragique; et dans les temps de calamité, la tragédie n'était plus libre. De là vient que, sous Auguste même, le seul temps où la tragédie fleurit à Rome, la plupart des poëtes ne faisaient

qu'imiter les Grecs, et transporter sur le théâtre romain les sujets de celui d'Athènes ; en observant sans doute avec un soin timide d'éviter les allusions.

Les mœurs romaines étaient encore moins propres à la comédie. Dans les premiers temps, elles étaient simples et austères; et quand la corruption s'y mit, elles furent encore trop sérieusement vicieuses pour être ridicules. Des parasites, des flatteurs, des fàcheux désœuvrés, curieux, babillards, étaient quelque chose pour une satire, peu pour une intrigue comique. Il n'y eut de comique sur le théâtre de Rome que ce qu'on avait pris du théâtre des Grecs, des valets fourbes, des jeunes gens crédules, inconstans, prodigues, libertins; des vieillards soupçonneux, avares, chagrins, difficiles, grondeurs ; des courtisanes artificieuses, qui ruinaient les pères et trompaient les enfans: voilà Plaute et Térence, d'après Ménandre et Cratinus.

L'impudence d'Aristophane et ses satires diffamantes contre les femmes n'eurent point d'imitateurs à Rome : on peut même observer qu'Horace, dans son épître sur l'Art poétique, en indiquant les mœurs et les caractères à peindre, ne dit des femmes que ces deux mots, à propos de la tragédie, Aut matrona potens, aut sedula nutrix; et pas un mot à propos du comique.

Ce n'est pas que, du temps d'Horace, les mœurs des dames romaines ne fussent déjà bien dignes de censure: on peut voir comme il les a peintes; et sous les empereurs la licence n'eut plus de frein. Mais cette licence donnait prise à la satire plus qu'à la comédie; car celle-ci veut se jouer des caractères qu'elle imite : la frivolité, la folie, la vanité, les travers de l'esprit, les séductions et les méprises de l'amour-propre, les vices les plus méprisables et les moins dangereux, ceux dont l'homme est plutôt la dupe que la victime; voilà ses objets favoris. Or les dames romaines ne s'amusaient pas à être ridicules; et des mœurs frivoles ne sont pas celles que nous a peintes Juvénal : le vice était trop impudent, trop hardi, pour être risible.

Ainsi la tragédie et la comédie furent également étrangères dans Rome; et par la même raison que le génie en était emprunté, le goût n'en fut jamais sincère. Horace, qui accorde aux Romains assez d'amour et de talent pour la tragédie,

Et placuit sibi, naturá sublimis et acer:

1. 2.)

Nam spirat tragicum satis et feliciter audet. (Epist. 1, Horace ne laisse pas de se plaindre que la jeunesse romaine n'était sensible qu'au vain plaisir de la décoration théâtrale. L'âme des chevaliers, dit-il, avait passé de leurs oreilles dans les yeux : Verùm equitis quoque jàm migravit ab aure voluptas Omnis ad incertos oculos, et gaudia vana.

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