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le marquis de Mirabeau, le père du fameux orateur. Il ne connut Mme de Rochefort qu'en 1754, après la période brillante des réceptions et des représentations de l'hôtel Brancas. Le duc de Nivernois avec lequel il était lié dès leur première jeunesse à tous deux, l'introduisit dans le salon de son amie. Le charme extrême de cette personne d'un esprit si animé, si naturel et si fin, d'un caractère si loyal, si affectueux, si doux, si résigné dans les souffrances 1, agit d'autant plus puissamment sur l'auteur de l'Ami des Hommes qu'il était lui-même fort peu endurant de sa nature et, de plus, marié à une femme très-propre à lui faire sentir le prix et la difficulté de la patience. Ses amis, suivant lui, l'appelaient madame Xantippe. Aussi est-il intarissable dans son admiration pour la sérénité de Mme de Rochefort. « Au milieu de votre vivacité, lui écrit-il, je ne connais personne si patiente que vous... Vous m'avez, je vous jure, plus que tout autre persuadé de la vérité de mon grand principe moral, qui est que, pour travailler à son propre bonheur ici-bas, il faut sans cesse cultiver la sensibilité et déraciner l'amour propre. Alors, ce n'est point notre propre mal qui nous occupe, c'est le bien d'autrui.» Nous ne voulons pas rechercher ici jusqu'à quel point le marquis de Mirabeau a pratiqué pour lui

1. Son état habituel de maladie se prolongea neuf ou dix ans. Elle l'explique d'une manière assez délicate et assez élégante pour que nous lui empruntions ses expressions. « Je suis, écrit-elle en 1762, (à quarante-six ans), un peu impatiente d'avoir tant de peine à parvenir à la perfection de mon âge.

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même et dans ses rapports avec les siens ce grand principe moral dont l'énonciation dans sa bouche fera peut-être sourire plus d'un lecteur, habitué à ne voir en lui que le tyran de sa famille. C'est dans un autre travail plus étendu que nous nous proposons de réviser, pièces en main et avec l'impartiabilité la plus absolue, ce long et difficile procès entre le marquis, sa femme, l'une de ses trois filles et son fils aîné, procès que la renommée de l'éloquent tribun de la Constituante a fait trop complétement perdre à son père.

Quand les torts de chacun auront été mis au grand jour, peut-être sera-t-il démontré que le marquis de Mirabeau fut d'autant plus mal habile de recourir à l'odieux moyen des lettres de cachet pour éviter le scandale, qu'il ne fit qu'aggraver ce scandale en l'ajournant et que, pour avoir trop longtemps refusé de confier aux tribunaux et à l'opinion publique sa cause qui en elle-même était bonne, il rendit les tribunaux et l'opinion sévères pour lui jusqu'à l'iniquité.

Nous ne voulons pas non plus entreprendre ici l'analyse détaillée des complications qui se rencontrent dans le caractère et dans l'esprit du marquis de Mirabeau. Les éléments les plus contraires se combinent dans son organisation morale et intellectuelle un égoïsme très-accentué se concilie en lui avec un besoin d'affections, limité, il est vrai, à un très-petit nombre de personnes, mais très-vif, et avec une préoccupation des intérêts généraux et de l'avenir de l'humanité poussée jusqu'à la monomanie. Doué d'une

aptitude de diplomate à flatter, même à outrance, ceux qui peuvent servir ou nuire, il se compromet sans cesse par des boutades à la manière d'Alceste ou des inconvenances de campagnard maladroit. A la fierté hautaine et à quelques-uns des préjugés d'un baron féodal, il associe le plus sincèrement du monde les idées ou les rêves d'un philanthrope démocrate à moitié socialiste. Le goût qu'il inspire à Mme de Rochefort tient sans doute en partie à l'agrément qu'il lui procure d'un contraste marqué avec le plus cher de ses amis, c'est-à-dire avec le duc de Nivernois. Autant celui-ci est élégant et posé de ton, de langage et de manières, aimable et gracieux avec dignitė, attentif à ne blesser personne, sachant sans effort apparent plaire à tout le monde, tel en un mot que le peint lord Chesterfield quand il le recommande à son fils comme le modèle accompli de l'homme de bonne compagnie1, autant le marquis de Mirabeau est inégal et imprévu, tour à tour impétueux ou glacial dans son langage et ses attitudes, disant et écrivant tout ce qui lui passe par la tête, se reconnaissant lui-même le plus grand gesticulateur qui fût jamais, « Depuis les fameux géants de don Quichotte, je n'ai guère, dit-il, trouvė d'émules en ce genre d'expression. » Avec cela, assez bonhomme pour ne point s'offenser si l'on se moque de sa faconde, inépuisable quand il est en veine, et de

1. On verra plus loin qu'il y a bien aussi quelques nuances moins brillantes à ajouter à ce portrait en quelque sorte officiel du duc de Nivernois.

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ses idées, souvent plus bizarres que lucides. C'est ainsi qu'il rappelle naïvement à Mme de Rochefort ce mot d'un jeune homme qui ne laissa pas, écrit-il, de l'étonner: « M. de Mirabeau dit sans doute de belles choses; mais, quant à moi, il m'écervelle. » C'est donc d'abord par l'excentricité de son esprit et de son caractère que le marquis de Mirabeau a intéressé Mme de Rochefort; mais, à mesure qu'elle l'a mieux connu, qu'elle a pu apprécier ce qu'il y avait de bon en lui, qu'elle est entrée dans la confidence de ses cruelles tribulations domestiques, de ses continuels embarras d'argent, qui ne provenaient pas tous de son fait, de ce qu'elle appelle « les épines qui composent le fagot de sa vie », elle a conçu pour lui un attachement d'autant plus sincère qu'il s'y mêle une nuance de compas

sion.

Leur correspondance présente exactement cette gradation que nous venons d'indiquer. Elle est un commerce d'idées avant de devenir un échange de sentiments très-affectueux et de détails personnels. Elle débute même d'une façon assez sévère, car il s'agit d'abord entre les deux correspondants non-seulement de politique et de morale, mais même de métaphysique. Le marquis de Mirabeau, qui croit faire un grand compliment à la comtesse de Rochefort, lui écrit dans un langage toujours un peu singulier: « J'ai souvent dit que je n'avais vu que yous de femme qui enjambât sur mes idées avec tant de célérité et marquant le point si haut que j'étais aussi étonné de l'éten

due de l'idée que de la netteté de l'expression. Mme de Rochefort ne se contente pas d'enjamber avec célérité sur les idées du marquis, elle sait les éclaircir et les rectifier. Le marquis avouant lui-même qu'il est un embrouillé métaphysicien, on trouvera naturel que nous passions rapidement sur sa métaphysique et que nous nous arrêtions à celle de Mme de Rochefort, qui est plus agréable et plus précise. Voici la lettre qui va fournir au marquis un prétexte pour entraîner son amie sur le terrain des abstractions. C'est un simple billet, qui est évidemment la continuation d'un entretien sur la politique. La date peut nous aider à en comprendre le sens, il est du 15 mars 1757. L'état des affaires publiques est alors déplorable, nous sommes engagés dans cette guerre de sept ans qui doit finir par l'humiliant traité de 1763; le duc de Nivernois, envoyé trop tard comme ambassadeur extraordinaire auprès du roi de Prusse, n'a pu l'empêcher de se joindre à l'Angleterre. Les deux hommes les plus capables du ministère, MM. d'Argenson et de Machault, viennent d'être expulsés par Mme de Pompadour et remplacés par deux nullités; nous n'avons à opposer à l'ennemi que des généraux de ruelle, comme Richelieu et Soubise. Le parlement est exilé, nos finances sont dans le plus grand désordre. En un mot, nous avons entrepris, comme disait l'abbé, bientôt cardinal de Bernis, de faire la guerre sur terre et sur mer sans argent sans généraux et sans vaisseaux. Il est probable que le marquis de Mirabeau sera parti de cette situation pour

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