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åge danse ou chante; elle ne met pas plus de façon à raisonner qu'à se coiffer; aussi est-elle aussi naturelle dans ses expressions que dans sa parure; la coquetterie est un défaut qu'elle n'aura pas de mérite à vaincre, elle ne la connaît pas plus que la recherche des pensées et le tour maniéré des expressions.

» Quelque indiscrétion qu'il y ait à oser prononcer sur le caractère des jeunes femmes, on peut quasi promettre à Mme la comtesse de Rochefort de n'être jamais malheureuse par les passions folles et inconsidérées. Si jamais un homme parvenait à lui plaire, j'ose l'assurer qu'il n'aura à craindre ni orages, ni écueils; son âme est aussi constante que décidée. Ce qui doit le plus surprendre en elle, c'est la fermeté de son caractère; ses résolutions sont promptes et justes; l'expérience en fait d'esprit naît ordinairement de la comparaison qui prépare et qui assure nos jugements, elle a su se passer de tous ces secours présentés aux âmes ordinaires ; elle jugera sûrement du premier ouvrage, tout comme elle a pris des partis sensés dans des affaires où, toute jeune qu'elle est, elle s'est trouvée obligée de se décider par son seul conseil. »>

A ce portrait, il faut joindre une esquisse du même peintre représentant le même modèle à un âge plus avancé.

<< Mme de Rochefort, dit le président dans ses Mémoires récemment publiés, est digne de l'amour et de l'estime de tous les honnêtes gens... Les grâces de sa personne ont passé dans son esprit, elle a fait des amis de toutes ses connaissances. Je ne sais si elle a des défauts. Il ne lui manquait que d'être riche, mais elle vivait honnêtement avec un trèsmédiocre revenu. Elle s'avisa de nous donner un jour à souper, nous essayâmes sa cuisinière, et je me souviens que je mandai alors qu'il n'y avait de différence entre cette cuisinière et la Brinvilliers que l'intention. »>

L'homme qui a tenu la plus grande place dans la

vie de Mme de Rochefort et de qui l'on disait qu'il avait été quarante ans son ami et quarante jours son mari, le duc de Nivernois nous a laissé également deux portraits d'elle. Le premier est celui d'une très-jeune femme, on lui donne généralement la date de 1741, et il est en vers.

Sensible avec délicatesse
Et discrète sans fausseté,
Elle sait joindre la finesse
A l'aimable naïveté ;

Sans caprice, humeur ni folie,

Elle est jeune, vive et jolie;

Elle respecte la raison,

Elle déteste l'imposture,

Trois syllabes forment son nom 2
Et les trois grâces sa figure.

Quarante-cinq ans après la date de ce portrait, quand il eut perdu son amie, devenue sa seconde femme, le duc de Nivernois réunissait quelques opuscules d'elle en un petit volume imprimé en 1784, et y ajoutait une courte et touchante préface, adressée aux amis de la défunte, qui représente cette intéressante personne sous un autre aspect. « J'ai rassemblé, dit le duc, ces opuscules bien dignes d'être conservés comme des monuments précieux. Hélas! c'est tout ce qui reste de la femme la plus parfaite qui ait jamais vécu. Je vous dédie ce recueil, à vous ses excellents amis, qui la

1 Mme de Rochefort mourut mariée en secondes noces au duc de Nivernois; mais, comme elle ne porta ce nom que très-peu de jours, du 14 octobre au 5 décembre 1782, nous lui laissons le nom sous lequel elle a été connue au dix-huitième siècle.

2 Mme de Rochefort s'appelait Thérèse de son nom de baptême.

pleurez presque autant que moi. Vous y trouverez à chaque ligne l'empreinte de son cœur, de son esprit, de ce caractère adorable et toujours égal qui faisait le charme de sa société et qui a fait pendant tant d'années le bonheur de ma vie. Vous ne lirez pas une seule page sans attendrissement, vous mêlerez encore vos larmes aux miennes. Je vous en remercie ; c'est la seule espèce de consolation que votre amitié puisse me donner. »

Il semble qu'une femme qui a inspiré des attachemens si vifs et si durables, dont le nom se rencontre souvent dans les mémoires et les correspondances du dix-huitième siècle, et qui, dans des conditions de fortune assez modestes, a été le centre d'une société choisie, il semble qu'une telle femme devrait être aussi connue que les autres dames notables de l'époque où elle a vécu, et cependant il n'en est rien. Les quelques citations que nous venons de faire représentent à peu près tout ce que l'on sait sur la comtesse de Rochefort. Le recueil des pensées et opuscules sortis de sa plume, imprimé en 1784 pour ses amis seulement par le duc de Nivernois, fut tiré à un si petit nombre d'exemplaires, qu'il est devenu excessivement rare, on ne le trouve même pas à la Bibliothèque impériale, et il nous a été plus facile de nous procurer le manuscrit qui a servi à l'impression du livre que le livre lui-même. Dans

'Nous devons la communication de ce manuscrit à la gracieuse obligeance de Mme la duchesse de Noailles, arrière-petite-fille du duc de Nivernois. Il est intitulé Opuscules de divers genres, par Mme la comtesse de Rochefort, depuis duchesse de Nivernois

un temps enfin où la littérature épistolaire s'est enrichie d'un si grand nombre de pages écrites par les dames du dix-huitième siècle, il n'a pas encore été publié, croyons-nous, une seule lettre de la comtesse de Rochefort.

Cette pénurie de documents sur une personne dont on a parlé assez pour exciter la curiosité du public et pas assez pour la satisfaire nous fait espérer qu'on ne lira peut-être pas sans intérêt un travail consacré à Mme de Rochefort et dont les éléments sont puisés en grande partie dans une correspondance inédite entre elle et quelques amis. Cette correspondance manuscrite, que le duc de Nivernois ne savait pas avoir été conservée, quand il fit imprimer en 1784 le petit volume dont nous venons de parler, et dans laquelle il figure pourtant lui-même, est bien plus propre encore que le volume en question à nous faire apprécier l'esprit et le caractère de sa seconde femme; car on y trouve un grand nombre de lettres d'elle écrites au courant de la plume, sans aucune prévision de publicité; on y trouve aussi des indications qui sont de nature à mettre en lumière certaines nuances curieuses de la vie intellectuelle, morale et sociale des hautes classes au dix-huitième siècle. Toutefois, comme cette série de lettres, qui commence en 1757, s'applique principalement à la seconde partie de la vie de Mme de Rochefort, nous devons d'abord réunir ici tous les renseignements que nous avons pu recueillir sur la première.

I

LES BRANCAS.

LA JEUNESSE DE Mme DE ROCHEFORT. LES HABITUÉS DU CHATEAU DE MEUDON.

Marie-Thérèse de Brancas appartenait à une famille d'origine étrangère, mais qui depuis deux siècles avait déjà conquis un rang élevé parmi la noblesse française. Les Brancas (Brancaci), originaires de Naples, établis en France sous Charles VII, sont brillamment représentés au seizième siècle par André de Brancas, gouverneur de Rouen, amiral de France, seigneur de Villars, un des plus opiniâtres et des plus vaillants chefs de la Ligue; Sully a dit de lui qu'il était la droiture et la bravoure mêmes, mais que ses premiers mouvements étaient d'une extrême violence. Dès le seizième siècle, les Brancas de France étaient divisés en deux branches. L'amiral de Villars appartenait à la branche cadette, devenue bientôt, comme cela arrivait souvent, plus

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