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suffirait encore de nos jours à la faire réussir sur un théâtre. Mémiscès a vainement supplié Lindor de venir à son secours, tandis que Lindor non moins vainement cherche à le convertir à ses idées sur le néant du bonheur. Il s'introduit alors déguisé en fille et comme une cousine de la soubrette dans la maison de Géronte, qui, ne le connaissant pas, le charge précisément de garder sa nièce Lucette. La soubrette a obtenu de Chloé qu'elle promettra d'épouser Lindor, tandis que Frontin, valet de Lindor, travaille de son mieux à décider son maître au mariage. Toutefois, Géronte persistant toujours à ne pas vouloir marier Lucette, Agathe se décide à lui avouer la supercherie dont elle s'est rendue complice. Géronte s'indigne, mais les deux couples se présentent devant lui également décidés cette fois à s'épouser, tous implorent le vieillard, qui se laisse fléchir à la condition que les deux mariages s'accompliront simultanément, et la pièce finit sur ce mot de Lindor: « Allons tous souper sous promesse de mariage. » Essayons par quelques citations de donner au moins une idée du ton et du style de cette comédie. Écoutons Frontin-Duclos et AgatheForcalquier nous annoncer la maladie morale de Lindor et de Chloé.

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FRONTIN.

Ma chère Agathe, je suis charmé de te trouver pour causer à mon aise avec toi et pour te confier mes peines.

AGATHE.

Qu'as-tu? Est-ce que tu n'es pas content de ta condition?

FRONTIN.

Ah! mon enfant, je me considérais comme un futur fermier général en entrant chez Lindor, si je devenais le confident du seigneur de la cour le plus singulier et le plus fêté; mais quel mécompte ! Je trouve un homme jeté dans la misanthropie par l'insensibilité, inquiet, égaré, qui a gardé pour lui les airs, pour moi les fatigues de la bonne fortune, et qui en a abjuré les agréments pour lui et les profits pour moi. Il fait des impertinençes et des folies de sang-froid. Attaché comme un criminel au char du plaisir qui l'évite, le cœur gros de soupirs, il suit la routine d'un état que l'ivresse seule et la gaieté peuvent justifier.

AGATHE.

En contant les malheurs, tu contes mon histoire. Je crus, en m'attachant à la marquise, que j'allais nager dans un torrent d'or et de délices, si j'étais admise à sa familiarité. Dès le premier mois, elle m'abandonne tous ses secrets; mais que vois-je? Une affaire réglée qui laisse son cœur vide, du déréglement d'imagination sans chaleur, une vanité paresseuse sans aucun revenu pour moi, une tristesse qui va jusqu'au désespoir, et qui est contagieuse au point que j'ai toujours envie de pleurer.

FRONTIN.

Mais c'est un mal que nos maîtres se sont donné. Cela est bien indigne à celui qui a été malade le premier.

AGATHE.

Vraiment, c'est un mal qui a un nom. Cela s'appelle être bla... bla... blasonné.

FRONTIN.

Non, blasé; car mon maître répète sans cesse dans ses exclamations: « Oui, je suis blasé; cela est bien cruel, je suis blasé! >>

Frontin n'est pas moins comique lorsqu'il cherche à guérir son maître de sa maladie. Il commence par le rudoyer:

Oh! monsieur, je ne puis me contenir; vous êtes incompréhensible. Vous rechignez pour épouser une maîtresse que vous aimez, qui vous adore, que toutes les femmes maudissent, que tous les hommes lorgnent et que personne n'a.

LINDOR.

Tout le piquant de cette aventure est émoussé, mon pauvre Frontin. J'éprouve d'avance depuis six mois presque tous les dégoûts du mariage. Ma bonne fortune est publique au point qu'on la respecte, et que personne ne daigne plus la tra

verser.

FRONTIN.

Eh! monsieur, le mariage vous procurera peut-être tout le manque de respect que vous pouvez désirer! vous ignorez le pouvoir du sacrement.

D

Et comme dans la suite de la scène Lindor prononce cette phrase, assez singulière pour l'époque : « Il m'est venu cent fois l'idée de me tuer; j'y aurais succombé, si cela n'était pas platement pillé des Anglais, Frontin répond Tant mieux que cette idée soit venue; il n'y a plus rien à en craindre, elle a perdu l'attrait de la nouveauté. Vous ne mourrez jamais de cette main (Lui touchant la main.), mon cher maître. »

Mettons maintenant les deux blasés en présence. Il s'agit de savoir ce qu'ils résoudront au sujet de la sommation matrimoniale qui leur a été faite par l'oncle Géronte.

LINDOR.

J'allais aux pieds de ma souveraine éclaircir ma destinée et le message de M. Géronte.

CHLOÉ.

Frontin a dû vous en rendre compte. Eh bien, qu'en pensez-vous?

LINDOR.

Mais c'est sur cela que j'attends l'ordre de vos sentiments. Vous pouvez bien penser qu'un amant tel que moi se précipitera de premier mouvement dans les moyens les plus bizarres d'être uni à ce qu'il aime. La délicatesse peut-être en murmure, mais elle serait trop dangereuse à écouter.

CHLOÉ.

Il est certain que la manière de mon oncle est un peu prompte, mais votre délicatesse me semblerait un peu déplacée, si je ne trouvais moi-même bien à réfléchir sur le fond de l'affaire.

LINDOR.

Il est donc vrai, madame, qu'il n'y a personne au monde d'assez intrépide pour aborder le mariage d'un pas ferme? CHLOÉ.

Vous êtes sans contredit l'homme de la cour le plus brillant et le plus applaudi; je vous ai arraché à trente rivales : il semble que je vous ai fixé. Je suis riche, libre, jeune, assez jolie, puisque vous m'aimez; voilà l'hymen au service de notre amour. Vous voyez que je sens tout le prix de ma position.

LINDOR.

Marquise, serait-ce là le préambule de mon congé ?

CHLOÉ.

Qu'osez-vous penser? Non Lindor, j'ai besoin d'un épanchement avec vous. J'imagine que je retrouverai dans une confidence singulière ce que je cherche inutilement depuis quelque temps.

LINDOR.

De grâce expliquez-vous.

CHLOÉ.

Je viens de vous détailler tous mes avantages. Vous l'a-, vouerai-je ? Avec tout cela, je ne suis point heureuse. Environnée de tout ce qui compose le bonheur, le bonheur me manque, je le cherche, je l'appelle en vain; j'y renonce, puisque la possession de votre cœur ne me l'a point procuré.

LINDOR.

Tout autre que moi, marquise, soupçonnerait de l'artifice dans un tel discours; mais une disposition toute pareille à la vôtre me donne la clef de l'énigme. Vous m'enhardissez à un aveu que rien sans cela ne m'aurait arraché. Je le vois, nous sommes affectés de la même sorte une confiance mutuelle peut nous soulager. Je ne vis que pour vous, je vous adore; vous joignez toutes les qualités à tous les charmes. Je devrais défier la gloire et les plaisirs des dieux; cependant, je le confesse, je ne suis point heureux.

CHLOÉ.

Rien n'est si singulier que cette sympathie, elle m'était absolument nécessaire pour me faire entendre.

LINDOR.

Oh! je vous entends à merveille. C'est une langueur de l'esprit, c'est un engourdissement de l'âme qui laisse aller la machine à l'exercice de ses fonctions, sans s'en mêler, sans ✰ entrer pour rien.

CHLOÉ, vivement.

Oui! cœur desséché, goût flétri!

Et les deux blasés décident qu'ils resteront au point où ils en sont. La fin de la scène offre un trait de caractère bien saisi. Lindor demande à Chloé si elle est disposée à s'intéresser au mariage de sa sœur Lucette. Chloé répond : « Ne m'en parlez pas. ›

LINDOR.

Son mariage ne vous convient donc pas ?

CHLOÉ.

Son mariage m'est assez indifférent, quoiqu'elle soit furieusement enfant pour y songer.

LINDOR.

Qu'est-ce donc qui vous irrite si fort?

CHLOÉ.

Dites-moi, monsieur, est-il rien de si choquant, dans l'état

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