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JOURNAL DE VOYAGE

DU

DUC DE NIVERNOIS

Je suis parti de Calais la nuit du vendredi au samedi 11 septembre 1762, à la marée descendante, à trois heures et demie. J'ai eu le vent peu favorable et la mer médiocrement grosse. J'ai fait la traversée en cinq heures un quart. Je suis arrivé à Douvres avant neuf heures. Le yacht n'a pas pu aborder, je suis venu à terre dans le canot. La mer était fort grosse sur la côte et le canot a embarqué beaucoup de vagues. Je n'ai été malade de la mer, ni sur le vaisseau, ni dans le canot. Je ne parle pas ici des honneurs que j'ai reçus à Douvres

1. Cette relation d'un voyage de Douvres à Londres, écrite par un ambassadeur, uniquement pour sa famille et ses amis les plus intimes, n'offre aucun intérêt politique et historique; mais c'est précisément le caractère familier et confidentiel de ce récit, qui nous a fait penser que la lecture en pourrait être agréable au public, et confirmerait assez ce que nous avons dit du duc de Nivernois, dans notre étude sur Mme de Rochefort. La précision minutieuse avec laquelle le voyageur décrit tout ce qu'il voit, et même tout ce qu'il mange, n'est peut-être pas indifféren te pour ceux qui voudraient apprécier les changements qui ont pu s'introduire en Angleterre, depuis 1762, dans un certain nombre d'usages, de même qu'elle permet de distinguer les points sur lesquels la France et l'Angleterre ne diffèrent plus autant qu'autrefois. A ces préoccupations de curieux et de gourmet un peu délicat et maladif, on voit s'associer ici une sensibilité sincère et aimable, qui fait dire à l'auteur en passant, et comme la chose la plus simple du monde, qu'il n'a pu contempler le tombeau du Prince Noir, «sans avoir les larmes aux yeux, en pensant à toutes les vertus de ce prince ». Ce trait nous paraît appartenir essentiellement à l'homme et au temps.

sur toute la route. Seulement, j'observerai que les troupes qui sont à Douvres sont fort belles, quoique ce ne soit que de la milice. J'ai beaucoup écrit à Douvres, après avoir reçu la visite des corps militaires, et j'ai dépêché à Paris un messager du duc de Bedford, qu'il m'avait prêté, à cet effet, très-obligeamment 1. J'ai diné à midi et j'ai mangé le meilleur poisson du monde, c'est-à-dire le plus frais, car il n'y en avait pas de gros; mais les merlans étaient délicieux. La maison où j'étais (appartenant à M. Minette) est d'une propreté dont on n'a pas d'idée en France. J'ai dormi une heure et demie après mon dîner, et je suis parti à trois heures et demie pour aller à Cantorbéry. Je me suis servi d'une berline et d'un attelage de M. de Bedford. La berline est anglaise aussi bien que les chevaux et le cocher, et tout cela est excellent. Je suis arrivé avant six heures à Cantorbéry, il y a six grandes lieues d'auprès de Paris et une grande montagne en sortant de Douvres Dès qu'on est au haut de cette montagne, on se trouve dans le plus beau pays. Les terres sont cultivées comme un jardin. Les prairies sont remplies de bestiaux de toute espèce, et l'herbe est fine et touffue; elles sont, ainsi que les champs, entourées de haies vives ou de barrières bien entretenues.

En arrivant à Cantorbéry, j'ai trouvé les plus belles troupes sous les armes, et tout le peuple de la ville sur mon passage. On avait l'air de me voir arriver avec plaisir, et j'avais trouvé la même chose à Douvres. Après avoir reçu les compliments et la visite des corps, j'ai été à pied, et suivi d'une foule de peuple, voir l'église de Cantorbéry: c'est un des plus beaux morceaux de gothique que j'aie vus. L'église est extrêmement longue et elle est beaucoup trop étroite pour sa longueur; ce qui m'a paru le plus remarquable, c'est le lieu du martyre de saint Thomas de Cantorbéry, marqué, à ce qu'on assure, par des gouttes de sang, conservées sur le pavé qui est de marbre en petite marqueterie blanc, noir et rouge; ensuite l'autel qui fait le fond du chœur : il est en bois seulement,

1. Le duc de Bedfort avait été envoyé à Paris comme ambassadeur pour traiter de la paix, en même temps que le duc de Nivernois était envoyé à Londres.

mais d'une architecture simple et remarquable. Ce sont des colonnes corinthiennes, cannelées et surmontées d'un fronton corinthien, le tout d'une proportion admirable. Cela ressemble beaucoup au deuxième ordre du portail de Saint-Gervais, à Paris. Enfin, le plus beau monument de cette église, à mon avis, c'est le tombeau du fameux prince de Galles (le Prince Noir). Sa représentation y est en bronze, assez bien exécutée pour le temps, et au-dessus sont suspendues toutes les pièces de son armure. Je n'ai pu voir ce monument sans avoir les larmes aux yeux, en me rappelant toutes les vertus de ce prince. J'ai soupé avec de fort bon poisson à Cantorbéry et j'y ai couché dans un très-bon lit. Le maître de cette hôtellerie est fort en état de bien entretenir sa maison, s'il se fait toujours payer comme il a bien voulu le faire à mon égard. Il m'en a coûté pour mon souper et mon coucher 43 guinées 1. Le cabaret est plus propre qu'une maison de campagne bien tenue aux environs de Paris.

Je suis parti le 12, de Cantorbéry, à six heures et demie du matin, avec les chevaux de M. le duc de Bedford. Le cocher a voulu se charger absolument de me mener à Londres, dans la journée, avec son attelage sans relayer. Il y a bien vingt-deux lieues de France. On compte par milles en Angleterre, et ils sont marqués de mille en mille sur une pierre haute et fort blanche, à côté du chemin. Je suis arrivé à Ro

1. Cette exaction, dont le duc de Nivernois parle ici avec une indifférence de bon goût, mais qui était énorme, car l'ambassadeur n'avait avec lui que six personnes, eut de fâcheuses conséquences pour celui qui s'en était rendu coupable. Il paraît que ce n'était pas seulement par cupidité, mais aussi par patriotisme, que l'aubergiste de Cantorbéry, grand partisan de M. Pitt et de la continuation de la guerre contre la France, avait cru devoir rançonner à outrance, l'ambassadeur qui venait traiter de la paix. Il s'en était vanté très-indiscrètement. La noblesse de Cantorbéry et de toute la province de Kent trouva ce procédé injurieux pour l'Angleterre, elle fit insérer dans les journaux une déclaration par laquelle il était enjoint à tout gentleman de ne plus mettre le pied chez cet aubergiste qui fut ruiné en six mois. On assure que dans sa ruine il eut l'idée de recourir au duc de Nivernois lui-même, et que celui-ci fut assez généreux pour lui accorder des secours.

chester, à dix heures et demie, ayant fait plus de dix lieues et ayant arrêté environ un quart d'heure en chemin, pendant lequel on donna aux chevaux, sans les dételer, une poignée de foin.

Il n'y a rien à voir à Rochester; j'y ai trouvé les troupes sous les armes et j'y ai reçu la visite de l'état-major. Ensuite, en attendant le dîner, j'ai mangé des huîtres qui n'étaient pas fort bonnes, parce que ce n'est pas encore tout à fait la saison. J'ai demandé que mon dîner fût entièrement à l'anglaise et je l'ai trouvé très-bon. On m'a servi un énorme rosbif, c'est-à-dire un aloyau saupoudré de sel. Il était excellent et plein de jus, mais on l'aurait trouvé trop peu cuit à Paris. Cela le rendait cassant, quoiqu'en même temps il fût tendre. A coté de cela étaient des laitues, non pas cuites tout à fait, mais qui m'ont paru seulement blanchies. Elles étaient rangées par compartiment avec des carottes bien cuites et bien rouges, coupées en dés. Au milieu du plat était une excellente sauce au beurre dans une espèce de grande tasse ou petite jatte de porcelaine. De l'autre côté était un plat de navets parfaitement bien cuits, et coupés comme on fait à Paris, des compotes de pêches; et la sauce de cela était encore une sauce à tourner, de très-bon beurre et très-moelleuse, mais avec un peu de moutarde. J'ai mêlé beaucoup de tout cela avec un très-bon petit morceau de rosbif et je n'ai presque pas touché au reste de mon dîner, qui consistait en des carrelets sortant de la mer, et des œufs comme nos œufs au petit pot. Ils étaient dans des tasses découvertes et avaient fort bonne mine. J'ai demandé de quoi ils étaient composés et le voici : des œufs, du lait, un peu d'eau-de-vie et du citron; j'en ai goûté et je les ai trouvés du meilleur goût sans que rien y dominât et de la plus grande délicatesse, quoique très-bien pris. Je ne dois pas oublier des espèces de rissoles de cochon avec une sauce semblable à celle qu'on fait avec l'égoutture d'une bonne braise. Cela était très-bon et le tout servi très-proprement dans de la porcelaine comme nos assiettes bleu et blanc, de très-beau linge damassé extrêmement blanc et un buffet très-artistement arrangé avec de jolies pièces d'argenterie. Mon fruit a été une bouchée

de fromage de Chester très-gras, et ma boisson a été de la bière avec deux petits coups de vin claret, c'est-à-dire de Bordeaux. Mon dîner et celui de mes gens à Rochester ne m'ont coûté que trois guinées, d'où il faut conclure, en songeant au cabaret de Cantorbéry, qu'il y a d'honnêtes gens partout.

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Un garçon du cabaret, qui est fort leste et intelligent, nous a beaucoup entretenus de l'amour qu'on a à Rochester pour M. Pitt. Je me suis su bon gré d'avoir d'étroites liaisons avec sa famille, et j'ai conclu que tout sert en ménage. Tout le peuple de Rochester remplissait la rue et la maison, et il m'a paru qu'on nous voyait avec plaisir.

Le chemin aux environs de Rochester, c'est-à-dire quelques lieues avant d'y arriver en venant de Douvres, et ensuite le chemin depuis Rochester jusqu'à Londres, offre le plus beau spectacle qu'on puisse imaginer. La campagne est cultivée comme les potagers de Choisy, les chemins qui la coupent ressemblent à notre rempart, et on côtoie presque toujours à environ une petite lieue de distance le cours de la Tamise. Elle a au moins une demi-lieue de large, et elle foisonne de vaisseaux et de chaloupes, qui vont, viennent et traversent sans cesse, de l'autre côté de la rivière aussi bien que de ce côté-ci. De quelque côté et au plus loin qu'on jette la vue, on découvre le plus beau pays de l'univers, le plus peuplé, le plus vivant, le plus cultivé, le plus varié en toute sorte de productions, et ce beau fleuve qui baigne un si charmant paysage, et dont on voit dans le lointain sur la droite l'embouchure couverte de vaisseaux, à qui leurs mâts donnent l'air d'une forêt flottante, achève la perspective et la rend un spectacle unique. Je m'imagine que le paradis terrestre ressemblait à cela, car sans doute il y passait un petit bras de mer pour qu'il y eût de tout; mais je ne crois pas qu'il y eût une marine si nombreuse et si brillante.

Je suis parti de Rochester après y avoir séjourné environ trois heures, et j'ai trouvé mon attelage anglais, frais comme un gardon. Il y a dix lieues de Rochester à Londre. Je les ai faites, c'est-à-dire l'attelage de M. de Bedford, en quatre heures

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