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qui s'est enfin arraché à la cour voluptueuse de la reine des

nymphes.

ALCIDOR.

Vous êtes bien capables, l'une et l'autre, de rendre infidèles à la reine même des Amours.

ISMÈNE.

Ah! ah! vous ne niez point, j'ai deviné juste. Il s'agit maintenant de démêler lequel de vous deux fait un si brillanț sacrifice.

ALCIDOR.

C'est ce que vous ne saurez point avant que nous soyons vos heureux époux.

SCÈNE VI

LES MÊMES, UN NOTAIRE.

ZADIG.

J'ai volé, belle Ismène, vers celui qui doit mettre le sceau à mon bonheur.

ISMÈNE.

Ah! Zadig, que vous êtes vif! vous oubliez qu'étant découvert il n'est plus question d'affecter cet empressement étourdi d'un jeune homme.

ZADIG.

Il n'est point de situation qui diminue l'ardeur de mes sentiments.

ISMÈNE.

A la bonne heure; mais j'ai tant de questions intéressantes à vous faire.

ZADIG.

Pour moi, je ne veux qu'un mot de vous.

ISMÈNE.

Eh! ne vous l'ai-je pas dit ?

RAYMOND.

Nous n'avons point de temps à perdre, mademoiselle; il faudra partir dans trois jours pour nous rendre à l'assemblée des frères qui se tient tous les cent ans au fond de la Chine.

ZADIG.

Tais-toi !

ISMÈNE.

Je sais ce que c'est, Zadig. N'aurions-nous pas pu y célébrer notre mariage, la cérémonie en aurait eu plus de dignité? Qu'en dites-vous?

ZADIG.

Je vous le répète, vous n'aurez aucune réponse de moi que vous n'ayez terminé au nom de l'amour.

ZERBINETTE.

Au nom de la curiosité.

ISMÈNE.

Allons donc signer, ma sœur, pour les faire parler.

Les quatre amants et le notaire s'en vont.

ZERBINÉTTE, à Raymond.

Tu as eu l'insolence de te moquer de moi.

RAYMOND.

Pour réparation, j'ai l'insolence de t'épouser tout de suite. Cela ne te désarme-t-il pas? Aurais-tu le courage de te racquitter?

ZERBINETTE.

Tu es bien joli, mais je ne me rendrai qu'au magot.

RAYMOND.

Tu en seras contente. Touche là!

ZERBINETTE.

Pas encore, je frémis quand je pense à la honte, au désespoir de ma maîtresse quand elle saura qu'on l'a jouée.

RAYMOND.

Le tour est noir. La pauvre fille ne trouvera plus le lendemain de ses noces qu'un mari jeune, charmant, riche, amoureux. (Au Parterre.) Mesdames, parmi vous n'y en aurait-il point quelqu'une qui, à pareil jour, ait trouvé plus de mécompte?

FIN

PENSÉES DIVERSES

PAR

LA COMTESSE DE ROCHEFORT

AVERTISSEMENT DU DUC DE NIVER NOIS

Les pensées suivantes ont été écrites au courant de la plume, comme elles étaient le fruit non pas de la méditation, mais d'une espèce d'inspiration soudaine. Les premières ont été occasionnées par l'assassinat de Louis XV 1. Des amis éclairés, les ayant lues, engagèrent l'auteur à fixer de temps en temps sur le papier les idées que divers sujets lui suggéraient. C'est ce qu'elle a fait, sans s'occuper d'y mettre aucun ordre, parce qu'elle n'y mettait aucun prix. Je me suis fait une religion de les donner telles qu'elles sont dans son manuscrit, que j'aurais craint de profaner en y touchant.

I

Ce ne sont point les profondes réflexions qui font le mieux connaître les hommes, ce sont les grands événements. Celui qui vient d'arriver, l'assassinat de Louis XV, m'a tout d'un coup éclairée sur l'humanité. J'ai vu, au grand déplaisir de mon cœur, que la crainte seule maintient l'ordre parmi les hommes.

II

Le roy vient d'être assassiné au milieu de sa garde. Dans quelque temps peut-être ses successeurs porteront une cui

1. Il s'agit de l'attentat de Damiens, en janvier 1757.

rasse, et, quelque temps après, eux seuls en porteront. Alors, on sera frappé de respect à la vue de cette cuirasse; ainsi cette garde fastueuse qui nous éblouit, ainsi cet essai qu'on fait de tout ce qu'on leur présente à boire, qui ressemble si fort au soin attentif de l'amour, ainsi tous ces usages qui font l'orgueil et la sécurité des rois et qui produisent l'admiration et l'envie des sujets, peuvent paraître autant d'avertissements ou de souvenirs funestes pour eux, et autant d'objets de honte et de pitié pour nous.

III

On a toujours dit : le-fanatique de religion peut seul porter la main sur un roy; mais il y faut ajouter l'impie, car les hommes regardent les rois comme des dieux. Ils les louent, ils les prient, ils les adorent, ils les craignent comme des dieux. Ainsi l'audace qui attaque l'autel peut aussi ébranler le trône.

IV

A force de dire que les princes n'ont pas d'humanité, on finit par en manquer pour eux.

V

La vanité est comme les denrées de luxe : elle ne rapporte que par le commerce avec l'étranger. Nos mœurs sont donc bien faites pour l'entretenir, puisque nous vivons plus avec les autres qu'avec nous-mêmes.

VI

La vanité est la passion dominante des Français. Comme c'est en elle-même une petite passion, elle ne produit rien de grand, ni en bien, ni en mal. Elle est pour ainsi dire une passion de détail. Elle s'amuse à la bagatelle, elle n'a point de but fixe, et elle fait bien, car elle le manquerait toujours, de peur de laisser échapper un petit succès passager. Un peuple enivré de cette passion doit être facile, souple, inconstant,

léger, superficiel, aimable, et ne devrait point être dangereux. Il semble qu'avec des pompons ou des dragées on va le récompenser, et le punir avec des grimaces et des ridicules. Cela est vrai, mais il ne faut pas qu'il s'en doute. Louis XIV le sentait à merveille quand, à un officier qui lui disait qu'il aimerait mieux la croix de Saint-Louis qu'une pension de mille écus, il répondit: Je le crois bien. M. le duc d'Orléans, qui avait plus d'esprit que Louis XIV, n'a pas si bien joué son rôle. Susceptible lui-même de vanité, il a eu celle de faire voir qu'il savait se moquer de la nation, et la nation a appris qu'elle pouvait à son tour se moquer de ses maîtres, sauf à attendre seulement qu'ils soient faibles; car la vanité est timide. C'est peut-être là l'origine de tout ce que nous voyons aujourd'hui. Il est aisé d'imaginer ce que peut produire le mépris de l'autorité dans des têtes vaines.

La vanité fait germer toutes les passions, ainsi que la goutte d'ambre fait percer toutes les odeurs.

VII

La vanité altère toutes les qualités de l'âme, parce qu'elle prend sur la solidité pour mettre en superficie, semblable au joaillier qui diminue le poids des diamants pour les brillanter.

Ainsi la vanité rend plus téméraire que courageux, plus agréable qu'utile, plus empressé qu'obligeant, plus ardent qu'habile, plus vif que persévérant, plus galant que tendre, plus démonstratif que sincère, plus élégant que naturel, et enfin plus aimable que sociable. Le caractère distinctif de cette passion est l'inquiétude, et c'est peut-être ce qui rend les Français si difficiles à gouverner.

VIII

On dit : « Je voudrais avoir fait la guerre, je voudrais avoir été en ambassade, je voudrais avoir voyagé, je voudrais avoir rempli telle place à la Cour, dans l'État, dans le monde, enfin je voudrais avoir fait fortune. » On n'a jamais dit : « Je voudrais avoir aimé. » C'est qu'on n'a jamais dit : « Je voudrais avoir été heureux. >>

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