Page images
PDF
EPUB

dommage. Ce bizarre coup de canon, qui fit sensation et qui paraît invraisemblable, est constaté par un impromptu de Voltaire adressé au héros de l'aventure en 1733, et qui commence ainsi :

Des boulets allemands la pesante tempête
A, dit-on, coupé vos cheveux;
Les gens d'esprit sont fort heureux
Qu'elle ait respecté votre tête.

Cependant, la faiblesse de sa santé ne permit pas au comte de Forcalquier de se faire remarquer autant que son père dans le métier des armes; mais il conquit de bonne heure la réputation d'un homme très-distingué par l'intelligence, associant le goût de l'étude et la culture des lettres aux distractions du monde. Son genre d'esprit, à en juger par le témoignage de ses contemporains, que confirme d'ailleurs la lecture de ses écrits, était très-brillant, mais un peu subtil et caustique. « Il avait, dit le président Hénault, beaucoup plus d'esprit qu'il n'en faut; Mme de Flamarens disait qu'il éclairait une chambre en y entrant. Gai, un ton noble et facile, un peu avantageux, peignant avec feu tout ce qu'il racontait, et ajoutant quelquefois aux objets ce qui pouvait leur manquer pour les rendre agréa– bles et plus piquants. » Mme du Deffand, de son côté, a tracé de lui un portrait qui paraît d'abord attrayant, mais qui tourne assez vite au désagréable, tandis que, dans son portrait à elle, qu'a tracé à son tour M. de Forcalquier, elle n'est guère présentée qu'en beau.

<< La figure de M. de Forcalquier, dit Mme du Deffand, sans être fort régulière, est assez agréable; sa physionomie, sa contenance, jusqu'à la négligence de son maintien, tout est noble en lui; ses yeux sont ouverts, riants, spirituels; il a l'assurance que donnent l'esprit, la naissance et le grand usage du monde. Son imagination est d'une chaleur, d'une fécondité admirables, elle domine toutes les autres qualités de son esprit; mais il se laisse trop aller au désir de briller : sa conversation n'est que traits, épigrammes et bons mots. Loin de chercher à la rendre facile et à la portée de tout le monde, il en fait une sorte d'escrime où il prend trop d'avantage; on le quitte mécontent de soi et de lui, et ceux dont il a blessé la vanité s'en vengent en lui donnant la réputation de méchanceté, et en lui refusant les qualités solides du cœur et de l'esprit. Il est la terreur des sots et un problème pour les gens d'esprit. »

Elle termine en lui reprochant d'avoir l'ambition de la fatuité sans avoir assez de confiance en lui-même pour soutenir ce rôle; elle l'accuse de s'en rapporter trop aux gens du bel air, et elle l'engage à s'en tenir au personnage d'honnête homme, pour lequel il a, ditelle, plus de vocation que pour celui de fat 1.

Ce portrait semble indiquer déjà un refroidissement entre Mme du Deffand et les Brancas; mais il fallait que ce refroidissement fût déjà devenu de l'animosité pour que d'Alembert osât, douze jours seulement après la mort de M. de Forcalquier, le 16 février 1753, écrire à Mme du Deffand ces lignes cruelles à propos

1. Il va sans dire que le mot honnête homme doit être pris ici uniquement avec la signification qu'on lui donnait alors pour définir le contraire d'un fat. On jugera tout à l'heure si l'homme qui a si bien persiflé tous les genres de fatuité pouvait être aussi imprégné de ce défaut que le dit Mme du Deffand.

dù défunt : « Pour celui-là, il est mort, Dieu merci ! et nous n'entendrons plus dire à tout le monde : Comment se porte M. de Forcalquier ? comme s'il était question de Turenne ou de Newton.» il fallait aussi que d'Alembert eût reçu dans son amour-propre quelque blessure bien vive pour parler ainsi. Le témoignage du duc de Luynes, toujours si modéré dans ses appréciations, ne nous permet pas de mettre en doute le principal défaut du caractère de M. de Forcalquier. « Il avait, dit-il, beaucoup d'esprit, et s'était peutêtre trop livré à ces sortes de plaisanteries qui font des ennemis.» Ce même témoignage, confirmé d'ailleurs par la phrase méchante de d'Alembert, prouve que le frère de Mme de Rochefort n'avait pas seulement des ennemis, puisque la maladie de poitrine dont il souffrait depuis plusieurs années occupait assez la société pour impatienter l'irascible philosophe. Nous apprenons par le duc de Luynes que, deux ans et demi avant la mort du comte, Mme de Pompadour, qui ne le connaissait pas personnellement (peut-être même, dit le duc, ne l'a-t-elle jamais vu), entretenait avec lui un commerce épistolaire assez vif sur sa seule réputation d'homme d'esprit, et, le sachant malade, lui avait

1. La lettre n'indique cependant d'autre méfait de la part de M. de Forcalquier envers d'Alembert que de n'avoir pas, à ce qu'on dit (car cela même n'est pas sûr), goûté un récent ouvrage de celui-ci, publié sous le titre d'Essai sur la Société des gens de lettres et des grands; mais il semble difficile d'admettre que ce grief suffise pour qu'un philosophe se réjouisse sans scrupule de la mort d'un homme.

[ocr errors]

prêté une jolie petite maison qu'elle avait au-dessous du château de Bellevue, et qui portait le nom de Brimborion. Le Dangeau du règne de Louis XV remarque à ce sujet, avec une malice qui ne lui est pas habituelle, que Mme de Forcalquier est bien jolie, et que Brimborion est bien près de Bellevue 1.

Nous avons, du reste, à alléguer en faveur des bonnes qualités de M. de Forcalquier quelque chose de mieux que la sympathie intellectuelle, qu'il inspire à Mme de Pompadour c'est sa liaison avec un homme de lettres qui, sans être aussi paysan du Danube qu'il l'affectait quelquefois, n'aurait pas été d'humeur à subir longtemps les caprices d'un patricien trop présomptueux. Nous voulons parler de Duclos. Ce philosophe moraliste, historien et romancier, appartient également aux deux périodes de la vie de Mme de Rochefort. Après avoir été accueilli et patronné par les Brancas à une époque où il était encore inconnu, il resta fidèle à la personne qui lui représentait ses amis morts lorsque celle-ci eut perdu la grande existence qu'elle devait à son père et à son frère. Après l'avoir vu débuter à l'époque où nous sommes comme acteur infatigable dans des comédies de société, nous le retrouvons plus tard dans le salon du Luxembourg avec son impétuosité, ses défauts de forme, son langage un peu brutal et sa grosse voix. Le comte de Forcalquier a peint Duclos avec une sagacité affectueuse qui lui fait hon

1. Le château de Bellevue était alors habité par Mme de Pompadour, et par conséquent le roi y allait.

neur à lui-même, car elle prouve ́qu'il était capable d'amitié, sans préoccupation aristocratique, et capable aussi de préférer un caractère foncièrement honnête aur vernis des belles manières. Duclos, trouvant, dit-il, ce portrait trop flatté, entreprit de se peindre lui-même, et le plaisant, c'est que, sans rien ajouter aux défauts que lui reproche M. de Forcalquier et en les atténuant au contraire, il précise, développe, grossit naïvement les qualités que son ami lui reconnaît. L'intimité entre eux était d'ailleurs assez grande pour que, dans cet état maladif qui rendit ses dernières années si pénibles, M. de Forcalquier acceptât en 1746 de se faire accompagner aux eaux de Cauterets par Duclos, qui assistait sa sœur, Mme de Rochefort, dans les soins qu'elle lui rendait. L'éditeur de la dernière édition des œuvres complètes de Duclos, imprimée en 1821, a publié quelques fragments de lettres adressées à cette date par Mme de Forcalquier, qui était restée à Paris, à sa belle-sœur et à son mari. Elles nous montrent avec quelle ardeur les Brancas, après avoir aidé Duclos à entrer à l'Académie des inscriptions avant qu'il eût aucun titre à cette distinction, s'occupent de le faire arriver à l'Académie française.

[ocr errors]

Duclos n'avait encore publié que deux romans de peu de valeur, dont un très-licencieux, et son Histoire

1. Ce ne fut en effet qu'après avoir conquis le titre que Duclos s'occupa de le mériter en écrivant pour cette académie sur des matières d'érudition plusieurs mémoires qui ont du mérite.

« PreviousContinue »