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II

LE COMTE DE FORCALQUIER.

DUCLOS ET LE THEATRE

DE SOCIÉTÉ AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

Ce n'est pas seulement ce léger épisode de sentiment qui nous intéresse dans les lettres écrites par le président Hénault en 1742 sur la société qui se réunissait au château de Meudon. On voit cette société occupée des grandes et des petites affaires du temps. Les petites l'occupent, il est vrai, autant que les grandes. La question de savoir si le discours que vient de prononcer le duc de Richelieu, reçu à l'Académie française avant d'avoir écrit autre chose que des billets doux, est ou n'est pas du genre académique, la présentation à la cour de Mme de Forcalquier, investie par exception des honneurs du tabouret sans être duchesse, paraissent des sujets aussi importants que la situation de nos affaires en Allemagne, où nous sommes engagés contre l'Au

LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET SES AMIS 29

triche, sur les excitations du roi de Prusse, dans une guerre qui, d'abord heureuse, tourne mal. Frédéric vient de nous abandonner en traitant séparément avec l'impératrice Marie-Thérèse; il circule à ce sujet une lettre attribuée à Voltaire et qui fait scandale, car l'auteur y félicite agréablement notre infidèle allié du mauvais tour qu'il nous a joué. Le maréchal de Brancas est indigné, et, comme il n'aime pas Voltaire, il serait bien fâché, dit Hénault, que la lettre ne fût pas de lui; Mme de Mailly que sa situation auprès du roi rend très-patriote, jette feu et flamme, et demande que l'auteur de la lettre reçoive une punition exemplaire. « On ne sait ce que cela deviendra, écrit le président, et on craint bien que cela ne finisse par un décampement à Bruxelles. La pauvre du Châtelet devrait faire mettre dans le bail de toutes les maisons qu'elle loue la clause de toutes les folies de Voltaire. Véritablement il est incroyable que l'on soit si inconsidéré. Pendant ce temps-là, il est porté aux nues à la Comédie, où Brutus a un plus grand succès qu'il ait

encore eu. »

Consultée sur l'authenticité de la lettre en question, Mme du Deffand ne s'y trompe pas; une seule phrase suffit pour la convaincre qu'elle ne peut être que de Voltaire, et en effet elle était bien de lui. On peut la lire à sa date, juillet 1742, dans la correspondance avec le roi de Prusse, et elle prouve, ce qu'on sait d'ailleurs surabondamment, que Voltaire faisait assez pe u de cas de sa nationalité. Vous n'êtes plus notre

allié, écrit-il au ravisseur de la Silésie, qui vient de nous abandonner en gardant sa proie; mais vous serez celui du genre humain, vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage. » Aucun écrivain français n'oserait certainement de nos jours en pareille circonstance faire intervenir l'amour du genre humain. Du reste, Voltaire se tira d'affaire avec son aplomb ordinaire en jurant au cardinal de Fleury ses grands dieux que cette lettre n'était pas de lui, en indiquant même, mais vaguement, ceux qu'il soupçonnait de l'avoir fabriquée, et en se moquant de ce désaveu avec le roi de Prusse.

Il y a une autre question beaucoup plus importante pour les habitants du château de Meudon en 1742, que l'incident relatif à Voltaire, c'est celle des comédies de société que l'on prépare pour l'hiver. Cette passion de jouer la comédie n'était point particulière à la famille de Brancas, elle régnait alors dans beaucoup d'autres maisons de Paris; cependant, c'était surtout chez les Brancas ou chez leurs amis qu'on jouait, non pas des ouvrages écrits pour le public par des auteurs de profession, mais des pièces composées tout exprès par ceux des membres de la société qui se sentaient capables de réussir en ce genre. Le principal auteur de cette troupe aristocratique était le frère aîné de Mme de Rochefort, le comte de Forcalquier. Le président Hẻnault, dans ses souvenirs, ne cite de lui qu'une pièce, l'Homme du bel air . Il en a composé un plus grand

1. Le vrai titre est le Bel Esprit du temps.

nombre; nous en avons six en manuscrit avec la distribution des rôles, plus un drame historique en prose, Charles VII, écrit à l'imitation du François II du président Hénault, lequel avait lui-même emprunté l'idée de ce genre de composition à une mauvaise traduction des drames historiques de Shakspeare.

Le comte de Forcalquier a écrit aussi plusieurs romans. Il avait des aptitudes littéraires très-remarquables, et, s'il n'était pas mort jeune, avant quarantetrois ans, s'il n'avait pas été retenu par le préjugé aristocratique d'alors qui l'empêchait de se faire imprimer, il aurait certainement conquis en littérature une notoriété égale à celle du duc de Nivernois et même du président Hénault. Le marquis de Mirabeau, à qui Mme de Rochefort avait prêté les manuscrits de son frère après la mort de celui-ci et qui les avait fait copier, exprime pour le talent de M. de Forcalquier une admiration un peu exagérée et motivée sans doute par le désir de plaire à sa sœur, mais qui cependant n'est pas dénuée de tout fondement. J'admire, écrit-il en avril 1757, l'abondance singulière et l'énergique facilité de l'auteur, cette fluidité de génie qui répand ses traits sur tous les objets, sur toutes les scènes : la nature n'avait point jusqu'à lui fait un homme aussi éloquent de génie et d'expression... » Dans une autre lettre, le marquis de Mirabeau va jusqu'à dire : « Voilà ce qui s'appelle un supérieur; c'est presque le premier homme qui m'ait fait goûter une pleine et entière subordination. Comme une sœur n'est pas obligée

d'être modeste pour un frère mort qu'elle a tendrement aimė, Mme de Rochefort répond au marquis : « La manière vive, forte et touchante dout vous avez senti les ouvrages de mon pauvre frère m'a été au fond du cœur. C'est le seul sentiment de douceur que je puisse éprouver sur lui, après lui, que de graver son idée dans les âmes que j'estime et que j'aime. »

Nous ne nous occuperons ici que des comédies du comte de Forcalquier, parce que ces comédies, qui toutes ont été jouées par des acteurs et des actrices d'un haut rang (sauf Duclos, qui y joue les rôles de valet) et composées pour une société qui n'existe plus, nous donneront une idée des habitudes, des mœurs, des hardiesses parfois singulières d'esprit ou de langage qui avaient cours dans cette société, et en même temps des réserves qu'elle s'imposait par un certain raffinement de goût qui ne lui aurait pas permis de supporter les situations brutalement accusées dont se nourrit la comédie de notre époque avec la prétention plus ou moins sincère, mais souvent très-mal fondée, de servir la cause de la morale.

Avant de parler de ces comédies inédites, il faut dire un mot de l'auteur. Louis Bufile de Brancas, fils aîné du maréchal, naquit le 28 septembre 1710. Pourvu en survivance de son père de la lieutenance générale de Provence, il débuta assez brillamment dans la carrière militaire. Assistant à l'âge de vingt-trois ans au siége du fort de Kehl, il fut assez heureux pour avoir les cheveux coupés par un boulet de canon, sans autre

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