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Tandis que ce littérateur étourdi exaltait ainsi en pleine Académie les hauts faits du libertinage aristocratique, le mépris de l'aristocratie descendait des classes bourgeoises dans le cœur des masses populaires et s'y combinait avec la haine. Les agitateurs du peuple, dépouillant la galanterie de ses oripeaux mythologiques et poétiques, la lui présentaient sous les couleurs les plus hideuses et ne l'entretenaient plus que d'orgies abominables payées de sa sueur et de son sang pour alimenter la corruption d'une caste oppressive, insolente et avilie. Ainsi s'expliquent, en partie du moins, des excès de fureur que ne suffiraient à expliquer ni les torts réels de cette aristocratie assurément plus frivole que méchante, ni la barbarie dans laquelle croupissait encore la multitude. Les cannibales des deux sexes qui coupaient par morceaux des femmes du grand monde et qui traînaient ces morceaux dans la fange n'étaient certainement pas très-sensibles aux influences de la vertu; qui pourrait affirmer cependant qu'ils auraient agi de même s'ils avaient cru tenir dans leurs mains féroces de chastes épouses et de respectables mères de famille?

Ce qu'on ne saurait méconnaître, c'est que la rude leçon infligée par la Révolution porta ses fruits. Elle ne fit pas disparaître les mauvaises mœurs, mais elle détruisit au moins le prestige scandaleux et en quelque sorte officiel qui s'était si longtemps attaché au libertinage paré du nom de galanterie. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer au discours de l'académicien Gail

lard dont nous venons de parler, un autre discours académique prononcé dix-huit ans après, en 1807, précisément celui qui est consacré à l'éloge du duc de Nivernois. L'aimable duc n'aurait certainement pas mérité le triste honneur accordé à Richelieu de représenter la galanterie française; il faut avouer cependant qu'il n'était pas insensible à la gloire d'avoir cueilli aussi quelques lauriers dans la même carrière. Il a fait du moins tout son possible pour que la postérité n'en doutât pas; ses ennemis et notamment l'auteur du portrait satirique de Mytis prétendaient que ses exploits en ce genre étaient des fables, mais sans. doute ils le calomniaient, et, s'il était mort avant la Révolution, il est plus que probable que son panégyriste l'eût défendu contre la calomnie en disant au moins quelques mots de la nuance Alcibiade qui entre aussi dans sa physionomie. Or, non-seulement son panégyriste n'en a rien fait, ce que nous lui pardonnons trèsvolontiers, surtout dans un discours académique, mais il a chargé à outrance les nuances austères de cette figure, si bien que l'on a beaucoup de peine à reconnaître le gracieux et galant Nivernois dans ce portrait final qui prétend le résumer tout entier : « Citoyen vertueux, habile négociateur, homme d'État profond, courtisan sans intrigue, philosophe modeste et littérateur pur, qui a su allier, dans le cours d'une longue vie, ce qu'il y a de mieux dans la société humaine la pratique des bonnes mœurs et la culture des beaux-arts.

Il est impossible, à coup sûr, de parler plus vertueusement d'un citoyen vertueux, que ne le fait dans cette circonstance le vertueux sénateur, comte de l'Empire, François (de Neufchâteau), ex-royaliste, ex-républicain de toutes nuances, adulateur de Napoléon et futur adulateur de Louis XVIII. Cela veut-il dire que l'académicien Gaillard qui parle si peu vertueusement de Richelieu fut un réceptacle de vices comparé à son futur confrère? Pas le moins du monde, il était au contraire plus vertueux que lui. On ne trouve rien, dans la biographie du modeste homme de lettres ami de Malesherbes, qui ressemble à certains actes attribués à la jeunesse de François (de Neufchâteau), notamment à celui qui l'aurait fait rayer du tableau des avocats au Parlement de Paris : ce qui ne l'empêcha pas, en nageant habilement comme tant d'autres dans l'eau trouble des révolutions, de devenir un plus grand personnage que Gaillard, quoiqu'il fût et probablement parce qu'il était moins scrupuleux que lui. Si donc il tient un langage plus austère, c'est tout simplement parce que les temps sont changés, parce que l'esprit public, devenu plus grave à la suite de secousses terribles, ne se prête plus aux badinages immoraux sur la galanterie, et qu'enfin l'homme qui parle après la Révolution dans une assemblée est tenu de paraître vertueux, même quand il ne l'est pas.

Faut-il en conclure que ceux-là ont raison qui soutiennent que les mœurs au fond n'ont rien gagné, qu'elles ont même perdu à la grande crise sociale

de 1789, que l'immoralité est devenue de nos jours plus hypocrite en devenant tout à la fois plus grossière et plus répandue que sous l'ancien régime? La discussion de cette thèse nous entraînerait bien loin si nous voulions la traiter à fond, mais il nous semble qu'un exposé de l'état de la question et de ses principales difficultés complétera assez naturellement le genre d'études que nous venons de faire sur le dix-huitième siècle.

XII

LES MEURS, LE MARIAGE, LA FAMILLE EN FRANCE DEPUIS LA RÉVOLUTION

La question d'un parallèle entre notre siècle et le siècle précédent, sous le rapport du dérèglement des mœurs, présente deux aspects différents suivant le côté par lequel on la considère s'il s'agit de l'immoralité rénale, c'est-à-dire de la prostitution avec toutes ses variétés, depuis l'inscription à la police jusqu'à la vie du demi-monde et même jusqu'à l'adultère clandestin de la femme qui se vend parce que son mari est trop pauvre pour suffire à ses besoins ou à ses goûts, il nous paraît difficile de se refuser à reconnaître que le mal s'est plutôt accru que diminué depuis la Révolution. L'affaiblissement du frein religieux dans les régions sociales où il conservait encore au dix-huitième siècle une assez grande puissance,

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