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sur son état), l'aimable impromptu que voici :

Ne consultons point d'avocats,
Hippocrate ne viendrait pas.

Je n'en veux pas d'autre en ma cure;

J'ai l'amitié, j'ai la nature,

Qui font bonne guerre au trépas;

Mais peut-être dame nature

Adéjà décidé mon cas;

Ah! du moins sans changer d'allure,

Je veux mourir entre vos bras.

Le vieillard capable au milieu de grandes catastrophes publiques, de grands malheurs personnels et de tous les accidents d'une santé déplorable de garder une telle vivacité d'esprit, n'était certainement pas d'une trempe ordinaire; quoique sa fermeté se manifeste à nous sous des formes en général peu austères, on ne peut guère se refuser à reconnaître qu'il y avait du stoïcien dans cet élégant disciple d'Épicure. Il est possible même que les accès de vapeurs que nous avons eu si souvent l'occasion de constater chez le duc de Nivernois au temps de sa prospérité et dans ses intervalles d'oisiveté et d'ennui aient disparu dans sa vieillesse, car c'était une rude médecine que la Terreur pour tous ces vaporeur de l'ancien régime; mais, en faisant la part du stoïcisme dans le caractère de l'ami de Mme de Rochefort, il faut la faire aussi à cette légèreté mobile qui était essentiellement dans sa nature et qui l'aidait à surnager comme le liége au-dessus des flots les plus orageux.

Chamfort a prononcé un mot d'atrabilaire en disant

qu'il

arrive un âge où il faut que le cœur se brise ou se bronze». Ce sont là les deux extrémités de l'échelle morale entre lesquelles il y a bien des échelons. Le cœur du duc de Nivernois n'était certainement pas bronzé même à quatre-vingts ans, car, dans tout ce qu'il écrit à cet âge (prose ou vers), il est facile d'apprécier combien la société de quelques amis des deux sexes lui est nécessaire et le rend heureux. Son cœur n'était pas non plus brisé, car on voit aussi qu'il était de ceux qui remplacent sans trop de peine les affections détruites par la mort, et qui sont capables d'oublier plus ou moins ce qu'ils ont le plus aimé. Cette affirmation nous oblige, avant de nous séparer du gracieux citoyen Mancini, à lui faire une petite querelle, en lui demandant compte de sa fidélité envers la mémoire de Mme de Rochefort.

Quand on lit dans la préface des opuscules imprimés en 1784 les touchantes effusions d'un mari désolé qui pleure « la femme la plus parfaite qui ait jamais vécu une femme dont le caractère adorable a fait pendant tant d'années le bonheur de sa vie », on ne se douterait guère, si on ne le savait déjà, qu'avant d'être marié cinquante jours seulement à Mme de Rochefort, le duc de Nivernois avait été pendant plus de cinquante ans le mari d'une autre femme qu'il avait aussi beaucoup aimée. En revanche, lorsque plusieurs années ont passé sur la mort de ses deux femmes, il se trouve que c'est la première dont le souvenir devient dominant dans son cœur au point d'étouffer complète

ment celui de la seconde. Nous avons vainement cherché, dans les huit volumes d'œuvres complètes préparés et publiés par le duc de Nivernois lui-même en 1796, la plus petite trace de Mme de Rochefort. L'auteur recueille et imprime des vers à sa première femme, à sa belle-mère, à ses amis et laisse de côté tous les vers composés autrefois pour célébrer Thérèse, et dont quelques-uns, notamment le portrait de 1741, avaient paru de son vivant dans divers recueils : aucune de ces compositions n'est admise par lui à figurer dans ses œuvres complètes. Ce n'est qu'après sa mort, dans ses œuvres posthumes réunies et publiées en 1807 par François (de Neufchâteau), que l'on voit reparaître Mme de Rochefort. Il semble quant à lui l'avoir si bien oubliée dans sa vieillesse, qu'en publiant les élégies amoureuses qui lui avaient été inspirées par la première duchesse de Nivernois, il les intitule: « Élégies pour ma femme sous le nom de Délie. Il est visible qu'après avoir, dans le petit volume de 1784, sacrifié tout autre souvenir à celui de sa seconde femme, il parle maintenant de la première comme si la seconde n'avait jamais existé.

Quelle que soit la cause immédiate de ce petit phénomène moral, qu'on doive l'attribuer au mouvement spontané d'un esprit se retournant au déclin de la vie vers les affections légitimes de préférence à celles qui n'avaient eu ce caractère que passagèrement, ou bien qu'on l'explique par l'influence d'une famille qui peut

être n'avait pas approuvé le second mariage, toujours est-il que le phénomène pris en lui-même vient à l'appui de notre opinion sur la part de mobilité qui entrait dans le caractère du duc de Nivernois. Cette nuance conciliable d'ailleurs avec l'attachement aux habitudes, tant que les habitudes subsistent, ne doit pas être omise si l'on veut peindre au complet une figure qui restera non pas précisément pour sa valeur intrinséque, soit politique, soit même littéraire, mais parce qu'elle représente avec distinction et originalité un type disparu depuis la Révolution, le type du grand seigneur artiste et littérateur.

ΧΙ

LA HAUTE SOCIÉTÉ, SES GOUTS, SES HABITUDES ET SES ME URS AU DIX-HUITIEME SIÈCLE

En faisant connaître au public Mme de Rochefort, en racontant ce que nous avons pu apprendre de sa vie, en la laissant se peindre elle-même et en groupant autour d'elle un assez grand nombre de figures variées, nous avons eu surtout pour objet, comme nous l'avons dit au début de cet ouvrage, de mettre en lumière les tendances diverses qui se peuvent distinguer dans une des régions les plus raffinées de la haute société française au dix-huitième siècle.

Il nous semble qu'un des traits les plus saillants de cette société, qu'on la prenne au temps de la jeunesse de Mme de Rochefort, à l'époque de ces réunions de l'hôtel de Brancas qui avaient laissé à Montesquieu de si agréables souvenirs, ou qu'on l'étudie plus ou

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