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de charme dans le petit volume imprimé après sa mort. Parmi les pensées qui forment la meilleure partie de cet ouvrage, en voici une qui déplaira probablement aux femmes plus impérieuses que tendres, mais qui ne déplaira peut-être pas aux autres: Il n'y a qu'une seule chose qui puisse consoler d'être femme, c'est d'être celle de ce qu'on aime. Je crois même qu'une femme qui aime son mari est encore plus heureuse qu'un mari qui aime sa femme. Il est bien plus doux d'obéir que de commander à ce qu'on aime. On trouve un moyen toujours sûr de lui plaire en suivant sa volonté ; elle est aussi la règle de nos devoirs, et la source de nos plaisirs. Elle fixe nos idées, elle détermine nos goûts, elle donne une marche assurée à toutes nos actions. Telle qu'on nous peint la grâce efficace, elle nous transporte, elle nous transforme, elle nous entraîne, et cependant n'ôte point le mérite de la liberté. » - « Rien ne coûte, dit-elle encore, à un cœur véritablement touché, que de ne pas tout faire pour ce qu'il aime, et que de ne lui pas tout dire. » Il y en a aussi d'une nature plus grave, qui sont toujours intéressantes par un rare mélange de distinction, de sagacité et de bonté. « J'ai vu, au grand déplaisir de mon cœur, que la crainte seule maintient l'ordre parmi les hommes. Il ne suffit pas d'avoir un cœur excellent, il faut encore avoir l'âme très-délicate pour ne jamais blesser les malheureux. Le caractère distinctif de la vanité est l'inquiétude; jamais elle n'est tranquille, et c'est ce qui rend les Français si difficiles

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à gouverner. - Il y a deux politesses: la politesse du cœur et celle des manières. La première sans la seconde devrait suffire, et ne suffit point parmi nous. La seconde sans la première suffit souvent, et ne devrait jamais suffire1. »

1. Nous reproduisons en supplément le texte complet des pensées de Mme de Rochefort; les autres opuscules dont se compose le volume imprimé par les soins du duc de Nivernois sont inférieurs aux pensées. Le morceau le plus étendu est un petit roman mythologique intitulé Mytis et Aglaé ou les Jeunes Vieillards. L'auteur semble avoir voulu imiter le Temple de Gnide de Montesquieu, mais il n'y a pas réussi; l'on a même quelque peine à comprendre que la plume qui trace des lettres si agréables et si naturelles ait pu écrire cette production un peu fade, plus bizarre qu'originale, et souvent obscure. On serait tenté de croire à quelque intention allégorique plus ou moins détournée dans cette histoire de deux jeunes époux de la Thessalie qui, dès le lendemain de leur mariage, voient leurs amours traversés par toute sorte d'obstacles et d'aventures fantastiques et qui n'arrivent à jouir de leur bonheur en paix et en sûreté qu'après que le dieu d'amour les a métamorphosés tous deux en vieillards, en leur laissant, d'ailleurs, tous lès sentiments de la jeunesse.

X

LA VIEILLESSE DU DUC DE NIVERNOIS

Avant de résumer nos impressions sur cette société groupée autour de Mme de Rochefort, il convient peutêtre de ne pas quitter brusquement l'homme qui a tenu une si grande place dans son existence et de dire un mot des vicissitudes qui attendaient le duc de Nivernois après la mort de son amie. On a vu au commencement de ce travail avec quel accent de désolation il exprimait son chagrin de l'avoir perdue. Sa vie semblait en effet très-décolorée, car il avait ressenti très-fortement aussi la perte de sa première femme : à l'âge où il était parvenu, chacune de ces deux affections n'avait plus rien d'exclusif et ces deux morts si rapprochées pouvaient lui inspirer une douleur également sincère. Il avait perdu presque tous ses parents et ses amis

les plus chers. Cette société de Saint-Maur où nous l'avons vu passer de si douces heures avec Mme de Rochefort, avait disparu: Mme de Pontchartrain, Mme de Watteville, le président Roujault, M. et Mme de Maurepas n'existaient plus; la mort de Mme de Gisors, qui suivit de près celle de Mme de Nivernois, n'avait laissé au duc qu'une seule fille, Mme de Cossé très-attristée elle-même par la perte d'un fils unique. Tant de deuils étaient bien faits pour abattre un homme nerveux et maladif. Mais le duc de Nivernois appartenait à cette catégorie d'esprits vivaces et légers qui, par leur légèreté même, s'élèvent au-dessus des chocs trop violents; et il suffit de parcourir ses œuvres posthumes pour reconnaître qu'il garde jusqu'à sa dernière heure tous les goûts qui ont alimenté sa vie, le goût des beauxarts, de la société, de la conversation et des exercices de l'esprit dans tous les genres: dans le genre sérieux sans sécheresse, lorsqu'il écrit à quatre-vingts ans sa notice sur l'abbé Barthélemy, ou lorsqu'il reçoit à l'Académie française Condorcet, Maury ou Target, et dans le genre le plus leste, quand il compose de petites comédies ou de petits opéras de salon, des charades ou des madrigaux galants. On pourrait même, sans trop d'exagération, lui faire honneur d'une sorte de progrès dans les discours d'académie, en ce sens qu'il est un des premiers qui aient osé présenter ces sortes de discours comme autre chose qu'un échange de compliments imposés par l'étiquette traditionnelle. Nous avons feuilleté quelquefois des recueils de ha

rangues académiques au dix-septième et au dix-huitième siècle et nous n'avons trouvé nulle part cette opinion si nettement exprimée en 1785 par le duc de Nivernois en recevant l'abbé Maury: « Les éloges académiques ne sont pas institués, dit-il, dans la vue de flatter l'amour-propre de nos nouveaux confrères; ils ont un but plus sage, une intention plus pure. L'objet de l'Académie est de justifier ses choix aux yeux du public, à qui elle doit rendre compte de ses motifs, parce qu'elle ambitionne son suffrage. » L'Académie rendant compte de ses motifs et justifiant ses choix, n'y a-t-il pas là une nuance qu'on peut dire nouvelle et qu'on doit noter dans la bouche d'un duc et pair de l'ancien régime?

En dehors de l'Académie, où il continue d'ailleurs à captiver le public par ses fables, le duc de Nivernois quoique vieux et souffrant donne encore des fêtes qui attirent l'attention des nouvellistes et dont il est parlé aussi bien dans le recueil de Bachaumont que dans la correspondance de Grimm. Mentionnons seulement une fête brillante offerte par lui, en 1788, dans sa nouvelle résidence de Saint-Ouen, au prince Henri de Prusse, frère du grand Frédéric, avec accompagnement de comédies et de chansons arrangées pour la circonstance et où figure le duc lui-même comme acteur et comme chanteur.

Ce penchant pour les divertissements mondains ne rendait pas M. de Nivernois indifférent à la gravité des circonstances politiques. Nous croyons cependant que François (de Neufchâteau) exagère un peu sa pré

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