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quence d'une délibération où il fut dit que c'était contre la règle ordinaire et par considération personnelle. Ce fut un évêque qui porta la parole. Le succès de la jeune femme alla plus loin encore, car, à la clôture des états, contrairement à toutes les règles, qui voulaient, d'après le duc de Luynes, qu'on ne votât de gratification qu'à la femme du commandant et non à sa fille, et que le don ne dépassât jamais 10,000 livres, il fut voté d'enthousiasme 12,000 livres de gratification à Mme de Rochefort 1. N'a-t-on pas là une victorieuse démonstration de l'extrême amabilité qui distinguait la comtesse dès l'âge de vingt-deux ans? Toujours est-il qu'à partir de cette année 1738 le duc de Luynes, qui parle d'elle assez souvent, ne dit mot de son mari; nous allons voir d'autres contemporains qui vantent l'agrément des réunions de l'hôtel de Brancas et le charme de Mme de Rochefort, garder le même silence absolu sur le mari, d'où nous sommes porté à conclure que c'est vers cette époque, de 1739 à 1741, que la jeune femme devint veuve.

Elle commença par tenir la maison de son père, où l'on recevait beaucoup, et dont les réceptions devinrent plus brillantes encore lorsque son frère aîné, le comte Forcalquier, eut épousé, le 6 mars 1742, la jeune et riche veuve du marquis d'Antin, « On ne peut pas être plus jolie, dit à cette occasion le duc de Luynes, que l'est Mme de Forcalquier; elle est petite, mais fort

1. Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV, t. II, p. 263 et 282.

bien faite, un beau teint, un visage rond, de grands yeux, un très beau regard, et tous les mouvements de son visage l'embellissent. C'est cette belle-sœur de Mme de Rochefort, redevenue veuve en 1753, dont il est question souvent dans la correspondance de Mme du Deffand, qui l'appelle la bellissima, quelquefois aussi la bétissima, car, tout en la fréquentant beaucoup, elle ne la ménage pas plus que ses autres amies. L'intimité de Mme de Rochefort avec sa belle-sœur ne paraît pas avoir survécu à l'existence de son frère.

Durant ces dix années et surtout dans la période qui précède la mort de son père (1750), Mme de Rochefort vécut d'une existence animée dont la trace se retrouve tout à la fois et dans nos documents particuliers et dans les témoignages contemporains. Nous avons d'abord celui de Montesquieu, écrivant à Duclos, un des habitués de l'hôtel de Brancas, à la date du 15 août 1748, ce passage significatif : « Les soirées de l'hôtel de Brancas reviennent toujours à ma pensée, et ces soupers qui n'en avaient pas le titre, et où nous nous crevions. Dites, je vous prie, à Mme de Rochefort et à M. et Mme de Forcalquier d'avoir quelques bontés pour un homme qui les adore. Vous devriez bien me procurer quelques-unes de ces badineries charmantes de M. de Forcalquier que nous voyions quelquefois à Paris, et qui sortaient de son esprit comme un éclair. »

Plusieurs lettres écrites par le président Hénault à une date antérieure, en 1742, et qui ont été publiées pour la première fois en 1809, contiennent d'assez

nombreux détails sur les Brancas, sur Mme de Rochefort et sur leur société, qui se réunit alors non plus à Paris, mais au château de Meudon. Le maréchal y était installé pendant l'été avec sa famille dans un appartement qui lui avait été donné par le roi. Le président Hénault, foncièrement épicurien, quoiqu'il n'aimât point à être célébré par Voltaire pour ses soupers autant que pour sa chronologie, ne s'arrange pas aussi facilement que Montesquieu du cuisinier du maréchal; mais, si la table, suivant lui, laisse à désirer, la société de Meudon lui plaît fort, les deux petites femmes, c'est ainsi qu'il nomme Mme de Rochefort et Mme de Forcalquier, ne contribuent pas peu à l'attirer; la gaieté douce et fine de la première l'aide à subir joyeusement les inégalités, les fantaisies et les espiègleries de la seconde, dont un des passe-temps favoris consiste, par exemple, dans la fête des chapeaux, ce qui veut dire que cette belle dame attend les visiteurs sur la terrasse du château, s'amuse à prendre tous leurs chapeaux et à les faire voler, dit Hénault, de la terrasse en bas, d'environ cinq cents toises.

Avec le président Hénault, on voit figurer dans les réunions de Meudon son ami, le marquis d'Ussé, duquel nous aurons à reparler tout à l'heure, l'abbé de Sade, abbé très-mondain, si l'on en juge par les lettres que lui adresse Voltaire, mais homme aimable et instruit à qui l'on doit un travail estimé sur Pétrarque, et qu'il faut bien se garder de confondre avec

le marquis de Sade, son hideux neveu. On y trouve aussi Maupertuis, qui revenait fameux de son voyage au pôle, et qui n'avait pas encore eu à subir la redoutable animosité de ce même Voltaire; le comte de Maurepas, le plus jeune des ministres de Louis XV, qui devait après une longue disgrâce mourir le plus vieux des ministres de Louis XVI; Mme de Maurepas, le marquis et la marquise de Mirepoix, le marquis de Flamarens et sa femme, aussi vertueuse que belle, et par contraste la duchesse de la Vallière, beaucoup plus belle que vertueuse.

A ces réunions manque une autre femme qui vivait alors dans l'intimité des Brancas et particulièrement de Mme de Rochefort: c'est Mme du Deffand, âgée de quarante-cinq ans, non encore aveugle, et qui, après une jeunesse assez désordonnée pour nuire à sa considération, même à une époque de tolérance excessive, s'était en quelque sorte relevée, en vertu de cette tolėrance, par une liaison quasi conjugale, quoique adultère (car son mari vivait encore), avec le président Hénault. Dans l'été de 1742, Mme du Deffand est allée prendre les eaux de Forges, et c'est pour la distraire en la tenant au courant de ce qui se passe chez ses amis que le président lui écrit des lettres qu'il s'efforce de rendre aimables, mais où elle cherche vainement ce qu'elle appelle un grain de sentiment vrai. Les siennes d'ailleurs en sont encore plus dépourvues. Les deux correspondants sont deux parfaits égoïstes, avec cette différence en faveur du président que son

égoïsme, est débonnaire, beaucoup moins exigeant et moins tracassier que celui de sa très-spirituelle amie, dont il restera le patito jusqu'à la fin de ses jours. Il se vante cependant à son tour, ou plutôt il dissimule, lorsqu'il termine un portrait de Mme du Deffand par cette phrase: « C'est la personne par laquelle j'ai été le plus heureux et le plus malheureux, parce qu'elle est ce que j'ai le plus aimé. Ceci fut écrit évidemment pour être lu à Mme du Deffand, car les mémoires posthumes dont nous venons de parler, oû le même portrait se retrouve plus accentué en aigreur et dégagé du correctif sentimental de la fin, nous apprennent qu'en dehors d'un arrangement officiel et de convenance, maintenu uniquement par le lien de l'habitude et la crainte d'une rupture, le frivole président avait donné toute l'affection dont il était capable à une autre personne, à Mme de Castelmoron, qui, douce, bonne, dévouée, avait sur Mme du Deffand un genre de supériorité dont les femmes n'apprécient pas toujours assez la puissance 1.

1. Ces mémoires, où l'ami officiel de Mme du Deffand nous dit, à la date de 1761 : « Mme de Castelmoron a été depuis quarante ans l'objet principal de ma vie, >> rendent vraisemblable l'anecdote piquante que Grimm a mise le premier en circulation. Il raconte que, quelques jours avant la mort du vieux président, Mme du Deffand, se trouvant dans sa chambre avec plusieurs personnes et le voyant très-assoupi, imagina pour le tirer de son engourdissement de lui crier dans l'oreille : « Vous rappelez-vous Mme de Castelmoron? » Celle-ci était morte depuis neuf ans. «< Ce nom, dit Grimm, réveilla le président, qui répondit qu'il se la rappelait fort bien. Elle lui demanda ensuite s'il l'avait plus aimée que Mme du Deffand. Quelle différence! s'écria le pauvre moribond imbé

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