Page images
PDF
EPUB

rèrent d'abord à l'amiable en janvier 1762. La marquise alla vivre auprès de sa mère en Limousin, et, depuis cette époque jusqu'en 1776, où elle se décida à attaquer son mari devant les tribunaux et devant le public par des mémoires très-violents, toute la difficulté entre eux avait porté non pas sur une reprise de la vie commune, dont ils ne se souciaient pas plus l'un que l'autre, mais sur le règlement de leurs intérêts respectifs et sur la prétention, à la vérité exorbitante, du marquis de forcer sa femme à vivre en province et dans un lieu déterminé 1.

Les lettres de Mme de Rochefort au mari écartent presque toujours la femme, pour laquelle elle n'a aucun goût même quand les deux époux vivent encore ensemble 2. Lorsqu'une fois ils sont séparés et lorsque commence entre eux ce long débat d'intérêts qui dure quatorze ans avant d'éclater devant le public, Mme de Rochefort et le duc de Nivernois prennent vivement parti pour le mari, et tous deux s'accordent à exprimer

ses qu'il emploie assez souvent pour peindre la marquise de Mirabeau : «Sans avoir aucun des agréments de son sexe, elle en a tous les vices et ceux du nôtre. »

1. Nous dirons ailleurs comment il motivait cette prétention.

2. La mention polie qu'elle fait de la femme au moment de l'emprisonnement du mari en 1760, dans la lettre que nous avons citée page 103 est la seule de ce genre qui se rencontre dans sa corresponpondance. On a pu voir aussi à la page 106 que, si le marquis de Mirabeau veut bien à cette époque, par convenance, signaler l'extrême sollicitude que la marquise a manifestée à l'occasion de son emprisonnement, il s'exprime à ce sujet avec une froideur un peu sarcastique qui prouve qu'il ne croit guêre à la sincérité de sa femme.

une égale sympathie pour celle qui a remplacé ou qui doit remplacer la femme. Mme de Rochefort ne connaît Mme de Pailly que depuis février 1761, et en juillet 1762 elle écrit « J'aime tous les jours davantage ma voisine 1, le commerce que j'ai avec elle me développant tous les jours de plus en plus les trésors de son cœur. Dans cette même année, 1762, le marquis étant parti pour un long voyage dont nous reparlerons tout à l'heure, Mae de Rochefort lui écrit: « Je ne suis plus en peine de ma voisine, elle est à la campagne, elle jouit de la douceur d'être avec votre digne mère, elles se font du bien réciproquement en pensant à celui que cette idée vous doit faire. » Ainsi, par un renversement des rapports réguliers assez commun au dix-huitième siècle, la vieille et pieuse mère du marquis de Mirabeau, qui ne pouvait pas continuer à vivre sous le même toit que sa belle-fille, s'arrangeait de celle qui lui succédait, et qui venait s'établir auprès d'elle à la campagne pour la consoler de l'absence de son fils.

Dès l'année suivante, l'amitié de Mme de Rochefort pour Mme de Pailly est devenue une vraie passion. Citons seulement ce passage d'une lettre adressée par elle en juillet 1763 de Saint-Maur, où elle est avec le duc de Nivernois, à Mme de Pailly, qui se trouve au Bignon avec le marquis de Mirabeau. « Embrassez le

1. Mme de Pailly habitait à cette époque le palais du Luxembourg; chez sa sœur, qui y avait aussi un logement.

gros Merlou bien tendrement au nom des deux amis de Saint-Maur; ils méritent, je vous assure, les sentiments des deux amis du Bignon; on pourrait, je crois, parcourir la terre sans trouver quatre personnes aussi véritablement unies. Cette pensée fait tout mon bonheur. »

Ce rapprochement si vif entre les deux amis de Saint-Maur et les deux amis du Bignon est d'autant plus significatif pour ce qui concerne M. de Nivernois et Mme de Rochefort que celle-ci ne peut se faire illusion sur le caractère de la liaison des deux amis du Bignon. Ce n'est pas que, même de la part de ces derniers, il y ait infraction absolue à la règle de convenance établie alors et constatée par Walpole au sujet de la prohibition de tout autre vocabulaire que celui de l'amitié; mais le vocabulaire du marquis de Mirabeau est beaucoup plus transparent que celui de Mme de Rochefort et du duc de Nivernois. Par exemple, s'il arrive à Mme de Pailly de se préoccuper du qu'en dira-t-on et d'abréger son séjour au Bignon, c'est précisément à Mme de Rochefort que le marquis

1. On se rappelle que c'est le nom du chat de Mme de Rochefort, qui avait été donné au marquis de Mirabeau. Dans ce monde-là, on aime beaucoup les sobriquets : nous avons vu que, chez Mme de Nivernois, le marquis est qualifié le Léopard, le duc de Nivernois s'appelle je ne sais pourquoi lord Cavendish, ou encore (ce qui est plus clair) le musicien de la rue de Tournon. On nomme aussi parfois Mme de Rochefort Mme Merlou; quant à Mme de Pailly, comme elle était habituellement vêtue de noir, on la nomme tour à tour la poule noire ou la chatle noire. Mme de Rochefort la désigne aussi quelquefois sous le nom de la poule blanche.

»

[ocr errors]

s'adresse pour la prier d'intervenir. Frondez un pen la poule noire, écrit-il, sur ses bienséances enfarinées qui lui prohibent la résidence continuée dans une maison dont la maîtresse a quatre-vingts ans et le fils de famille cinquante. Ce sera donc demain, mon cher ami, répond Mme de Rochefort, que j'aurai ma poule blanche ; j'en suis en vérité bien aise, toute noire que vous me la faites; j'en serai quitte pour la savonner, et j'ai vu que quelquefois cela réussissait. » C'est elle en effet, qui savonne la poule noire quand celle-ci a des vapeurs, car elle en a aussi, c'est le mal du siècle, et, quand elle tourmente un peu trop le marquis son serviteur. Mme de Rochefort pousse même la complaisance jusqu'à intervenir dans les arrangements de Mme de Pailly avec son vieux mari (elle avait un mari plus âgé de quinze ans que le marquis de Mirabeau et qui habitait la Suisse). Ces arrangements ont pour but, dit-elle, d'assurer la liberté de son amie. Le duc de Nivernois de son côté fait obtenir une pension à Mme de Pailly, fille d'un officier des gardes suisses. Dans toute cette correspondance, l'amie du marquis de Mirabeau est présentée comme une belle personne, plus jeune que Mme de Rochefort, douée d'un embonpoint qui dépasse un peu la juste mesure1, mais fort attrayante.

1. Elle se moque elle-même de son embonpoint en écrivant du Bignon: <«< Ils chantent ici les fontaines, les prés, les bois, les coteaux, les ormeaux, les plaisirs et les grâces. J'en suis une, et des plus étoffées; ce n'est pourtant pas faute d'exercice: dès le matin, je cours; mais c'est que je mange de si bon appétit, je dors d'un si bon somme, je ris de si bon cœur! »

[ocr errors]

« Ses lettres, dit en parlant d'elle Mme de Rochefort, sont l'image de sa physionomie; elles sont pleines de sentiment et de grâce. Elles méritent en effet cet éloge. Son ton envers la dame du Luxembourg est celui d'une amie très-enthousiaste et très-reconnaissante, avec une nuance de respect qui tient à la différence des âges et de la condition sociale. Quoique Mme de Pailly soit bien née, comme on disait alors, elle n'appartient point, comme Mme de Rochefort, à une grande famille; elle est donc caressante avec déférence, très-aimable et très-habile.

Nous essayerons plus tard, dans un autre ouvrage, de peindre au complet cette femme peu connue que Mirabeau aimait à rendre responsable de toutes les fautes de sa vie et qui a inspiré à son père un attachement aussi profond que durable, car elle a été le principal objet de ses affections pendant près de trente ans et jusqu'à son dernier jour. Mme de Pailly trouvera naturellement sa place en regard de la marquise de Mirabeau dans le tableau exact des discordes intestines d'une des familles les plus orageuses du dix-huitième siècle. Elle ne peut figurer qu'accessoirement dans une étude consacrée surtout à Mme de Rochefort; nous donnerons cependant ici quelques-unes de ses lettres, ne serait-ce que pour motiver les sentiments de sympathie qu'elle inspire non-seulement aux deux amis de Saint-Maur, mais à toute la société du Luxembourg, où nous la voyons figurer avec distinction pendant plus de dix ans. Dès qu'elle apparaît dans la corres

« PreviousContinue »