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« On doit, écrivait jadis un fin lettré à l'occasion de l'apparition de la première livraison du Manuel de Brunet, on doit applaudir aux efforts de ceux qui consacrent leur temps et leur argent à rechercher et à réunir ces vieux livres. Ils ne s'en servent pas, peut-être, mais qu'importe ? Ils les sauvent de la destruction et de l'oubli, et d'autres pourront s'en servir plus tard... » (1)

Et dans un autre ordre d'idées : « Un bon ouvrage et un beau livre, quel charmant accord! » a dit Silvestre de Sacy, dans un article exquis, écrit à l'occasion de la vente des livres de Brunet. (2)

De tout ceci, n'avons-nous pas chaque jour de précieux témoignages? Si de riches collectionneurs ont pu accumuler des trésors, ne voyons-nous pas les érudits en tirer, pour notre plus grand profit, ce que ces trésors ont d'utile pour la science historique ou littéraire? Tant d'exemples se présentent à ma pensée que je ne sais qui citer des Delisle accroissant la valeur de tel ou tel joyau bibliographique par une description accompagnée d'un très savant commentaire (3), ou des Picot rédigeant, avec autant de science que de précision, le catalogue raisonné d'une collection dont la valeur et l'intérêt se trouve ainsi singulièrement augmentés. (4)

nous a

Brunet lui-même il faut le reconnaître quelquefois montré qu'il savait, lui aussi, utiliser,

au

profit de la science, les trésors qui avaient passé par ses mains, et voir dans un livre rare autre chose que sa forme intrinsèque, son aspect matériel, ou la reliure dont

(1) Article de P. Jannet dans la Revue Européenne du 1er novembre 1860 (tome XII de la collection), p. 189.

(2) Bulletin du bibliophile, 1868, p. 249-258.

(3) Voir dans ma Bibliographie des travaux de M. Léopold Delisle, l'article Collectionneurs de la Table alphabétique des matières.

(4) Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. le baron James de Rothschild [rédigé par M. Emile Picot]. Paris,

il était revêtu. Mais ce n'est pas faire injure à sa mémoire que de constater que telle n'est pas, en général, sa préoccupation, et que c'est le côté précieux qui le hante, bien plus que l'intérêt scientifique.

Cette critique, si c'en est une, trouverait peut-être sa réfutation dans le sixième volume qui constitue la Table des matières du Manuel. Si le répertoire alphabétique (tomes I-V) a été dressé à l'usage des amateurs et pour les besoins du commerce, cette partie méthodique, quelque discutable qu'elle soit maintenant, est bonne à consulter et contient des renseignements utiles. Ces renseignements deviennent excellents pour les chercheursqui savent profiter de la piste tracée, et les compléter ou les rectifier au moyen de travaux plus récents. Ainsi que nous l'avons fait pour la Bibliothèque du P. Lelong, jetons les yeux sur l'article Paris traité sous les nos 24124 et suivants. Il est évidemment très succinct, mais le bibliographe entr'ouvre une porte que des efforts successifs, les indications qui vous sont fournies vous permettront à vous-même d'ouvrir à deux battants. Et ce travail si recommandable qu'il soit, nous prouve, une fois de plus, que c'est folie de vouloir entreprendre une bibliographie générale. Si l'on s'occupe d'un sujet spécial, on peut interroger cette catégorie de bibliographies sur un point particulier, mais à la condition de ne pas s'en contenter pour l'ensemble du sujet.

J'en ai assez dit, je pense, sur le célèbre Manuel pour montrer à ceux d'entre nous qui ont la religion du Brunet, qu'il faut se garder de pousser cette religion jusqu'à la superstition. La « foi du charbonnier » n'a pas son appli

D. Morgand, 1884-1893, 3 vol. in-8. Il faut souhaiter que ce beau catalogue ne reste pas inachevé. Cette inappréciable collection n'a pas été dispersée, malgré la mort de son possesseur, survenue en 1881.

cation en bibliographie, et si le Brunet est indispensable à toute collection, il est indispensable aussi de ne l'utiliser qu'avec toutes les précautions possibles.

Ne m'accusez pas d'impiété, car j'ai le respect des Dieux, mais je ne puis m'empêcher de consigner encore ici une réflexion que me suggère le Manuel du libraire. Quand on considère ce monument dans son ensemble, le premier mouvement est un mouvement d'admiration pour ce qu'il a de grandiose et d'imposant. Si l'on en arrive à l'analyse, si l'on descend aux détails, on est étonné de voir combien il est incomplet dans le fond et dans la forme (1), et même d'y constater des erreurs assez graves. Ces erreurs ne doivent pas nous choquer ; il nous suffit de nous tenir sur nos gardes, et l'ouvrage a des qualités suffisantes pour compenser ses faiblesses.

A l'époque où travaillait Brunet, un bibliographe avait le droit de citer je dirai presque de décrire un livre qu'il n'avait pu voir. Que les temps sont changés! Notre ami Vicaire, si modeste qu'il soit, m'excusera de le citer ici comme exemple. Ouvrez son Manuel de l'amateur de livres du XIXe siècle : quand par hasard il ne peut citer un livre que de seconde main, quand, ayant épuisé tous les moyens possibles de se le procurer, il doit renoncer à en donner une description de visu, il cite le livre, mais il ne tente pas d'en donner une description fantaisiste, et il prévient le lecteur de

(1) Pour ce qui est du fond, cela saute au yeux. En ce qui concerne la forme, prenez la peine de rapprocher une description du Manuel d'une description similaire du Catalogue de la bibliothèque Rothschild est-ce comparable? Cet amour de la précision, de la minutie, que l'on pourrait considérer comme étant exclusivement du domaine de l'érudition, se retrouve dans quelques catalogues de ventes et même dans certains répertoires officinaux. Sous ce dernier rapport, le Bulletin de la librairie Morgand mérite les plus grands éloges.

son mécompte; cela est, heureusement, fort rare (1). Voilà de la bonne bibliographie. Ainsi fait Tourneux qui pousse le scrupule et la perfection jusqu'à indiquer l'origine de tout article décrit. Mais jadis, c'était différent, et nous aurions tort d'incriminer Brunet sur ce point. Qu'il lui soit beaucoup pardonné parcequ'il nous a beaucoup appris! Son œuvre n'oublions pas que nous sommes ici dans le domaine de la bibliographie universelle n'était-elle pas supérieure aux forces d'un seul homme? Nous ne serons pas seuls à plaider en sa faveur; dès longtemps l'objection a été prévue par un critique des plus compétents:

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<< Tout en ayant passé sa vie à voir des livres, il n'était pas possible que M. Brunet eût vu par lui-même tous ceux dont il a parlé, encore moins qu'il les eût lus. Il a donc dû se tromper, et il s'est trompé quelquefois... » (2) Ne nous montrons donc pas ingrats envers la mémoire de ce patriarche de la bibliographie; saluons la avec respect. Tenons compte de la mode du temps, de la différence existant entre les moyens d'information qu'il possédait, et ceux qui sont maintenant à notre disposition; alors seulement nous pourrons nous rendre compte des difficultés qu'il avait à vaincre, et apprécier avec justice l'immense résultat de ses efforts.

Au cours de ce rapide résumé sur le Manuel du libraire j'ai eu l'occasion de citer quelques extraits d'études ou d'articles qui lui ont été consacrés. Il semble

(1) Ce serait une erreur de croire que tous les livres modernes se trouvent à la Bibliothèque nationale. Le fonctionnement du Dépôt légal, contre lequel ne cessent de réclamer les fonctionnaires zélés de notre grand dépôt littéraire, est des plus défectueux. La faute en est à notre législation qui serait à reviser entièrement sur ce point. Il y a là une étude fort intéressante à faire; elle a déjà fait couler beaucoup d'encre, mais la question reste encore à résoudre.

(2) S. de Sacy. Journal des Débats du 17 novembre 1867.

utile d'indiquer ici l'ensemble des écrits qui paraissent les plus propres à faire connaitre Brunet et son ouvrage. Pour juger celui-ci, il est indispensable, d'abord, de lire les préfaces du tome I et du tome VI du Manuel. Toutes deux sont intéressantes à différents points de vue. Celle du tome I se rapporte plutôt à la bibliographie pure; celle du tome VI est une dissertation sur l'histoire de la bibliographie et de la classification méthodique.

Le Manuel de Georges Vicaire, en plus de la liste exacte des ouvrages de Brunet, contient (col. 946-955) l'indication des catalogues des trois ventes qui furent faites après sa mort, en 1868. La notice placée en tête du premier de ces catalogues (livres rares et précieux) est de Le Roux de Lincy. C'est une notice biographique et littéraire très complète et fort intéressante. En tête du second catalogue (ouvrages divers, histoire littéraire et bibliographie), est un avertissement du même auteur qui y a groupé avec art de curieux renseignements sur Mercier de Saint-Léger. Le troisième catalogue est celui de la collection d'autographes de Brunet. Entre autres curiosités, cette collection comprenait le manuscrit des Mémoires de madame d'Épinay que Jules Cousin acheta en 1885, au prix de 600 francs, pour la Bibliothèque historique de la ville de Paris (1).

L'apparition du premier volume du Manuel donna à P. Jannet l'occasion d'écrire un charmant article dans la Revue Européenne du 1er novembre 1860 (c'est-à-dire, t. XII, p. 189); un court fragment de cet article se trouve réimprimé dans un nouveau compte rendu que Jannet inséra dans le Moniteur universel du 31 mars 1864. Le

(1) « Les Mémoires de madame d'Épinay furent imprimés pour la première fois il y a quarante-cinq ans [c'est-à-dire en 1818] sans autre nom d'éditeur que celui du libraire qui les mettait en vente. Ce libraire était M. J.-C. Brunet, le même qui avait déjà commencé à

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